Entrez dans la tête des photographes Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi, au plus près de leur travail, de leurs goûts, de leurs influences et de leur processus créatif.
Temps de lecture : 26 min
Qui sont Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi ?
Valentina Piccinni est une photographe italienne née en 1982 à Bari dans la région des Pouilles. Après des études en histoire de l’art, elle commence par travailler dans une galerie.
Jean-Marc Caimi est un photographe français né en 1966 à Paris. Après des études de journalisme, il travaillera pendant plusieurs années pour un magazine de musique en tant que rédacteur.
Ils collaborent ensemble depuis 2013 sur des projets personnels et documentaires.
Ils vivent actuellement à Rome.
Leurs principaux projets
La trilogie des métropoles en mutation : Naples, Rome et Istanbul.
Forcella (2015) : Naples
Forcella, c’est le vieux quartier au coeur de Naples qui s’étire de la cathédrale à la gare centrale. Abandonné par l’État, il est depuis longtemps aux mains de la mafia locale. Ici, à chaque coin de rue, la Camorra fait la loi.
C’est en 2014 que Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi se rendent à Forcella. Le jour, ils s’engagent dans leur travail documentaire avec un appareil compact de type point and shoot, équipé d’un flash. La nuit, ils développent les pellicules dans les toilettes du petit logement qu’ils louent.
Ils découvrent un quartier pauvre, évité par les touristes, presque dans son jus, comme s’ils étaient tombés dans une faille temporelle.
D’imposants échafaudages, datant des premières tentatives de reconstruction après la seconde guerre mondiale et abandonnés depuis, encadrent un peu partout des bâtiments détruits par un violent séisme qui a touché la ville en 1980.
Ils poursuivent leur exploration dans les quartiers avoisinants et constatent ce même voyage dans le temps et cette pauvreté omniprésente.
Pourtant, au fil des rencontres émerge une certaine splendeur.
Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi croisent des gens passés maîtres dans l’art de la débrouille. Certains louent de vieux parasols à la plage, d’autres vendent de la drogue. Tous sont animés par une profonde volonté de s’en sortir.
Les deux photographes sont accueillis avec un grand sens de l’hospitalité. Sous la carapace, la peau épaisse forgée par un quotidien difficile, subsiste toujours une bonté et une spontanéité rarement trouvées ailleurs.
Le projet aboutit en 2015 au livre Forcella1 publié aux éditions Witty Books (Turin, Italie).
Rhome (2018) : Rome
Rome, c’est la ville où Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi vivent. Une métropole qui s’est largement transformée ces dernières années, tout en conservant son ADN, un mélange de la culture du nord et du sud de l’Italie, avec une pointe d’arrogance propre aux Romains.
Les deux photographes s’éloignent de l’image stéréotypée et touristique pour découvrir une facette surprenante de la ville. Ils explorent les parties cachées de Rome, mettant en lumière des vies en marge de la société.
Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi pénètrent dans des espaces intimes et des lieux privés, offrant un regard sans filtres sur Rome, révélant l’identité imprévisible et hétérogène d’une ville, la libérant de son charme de carte postale, loin de l’imaginaire touristique.
Le projet aboutit en 2018 au livre Rhome2 publié aux éditions MASA/FUAM. (Istanbul, Turquie)
Güle Güle (2020) : Istanbul
Güle Güle (prononcez « gulé gulé »), ça veut dire « au revoir » en turc.
Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi choisissent cette fois-ci la couleur pour documenter les profonds changements qui affectent la ville d’Istanbul et la société turque dans son ensemble.
Ils mettent en lumière des questions de société telles que la gentrification, la situation précaire des classes sociales les plus vulnérables, la discrimination croissante des personnes LGBTQ+, ainsi que le flux massif de réfugiés syriens et la problématique kurde.
À travers leurs images, les artistes explorent ces sujets en mettant en avant les aspects les plus intimes de la vie des communautés touchées, révélant ainsi leurs fragilités, leurs passions, leurs espoirs et leurs peurs.
Le projet est principalement organisé en diptyques, avec un dialogue constant entre les images. La réalité est déconstruite et reconstruite, révélant la complexité d’Istanbul et ses détails cachés, tout en encourageant une interprétation libre.
Le projet aboutit en 2020 au livre Güle Güle3 publié aux éditions André Frère (Roquevaire, France).
Valentina et Jean-Marc reviennent sur le projet Güle Güle dans la première partie de l’entrevue.
Le livre est disponible à l’achat sur Amazon et sur le site de l’éditeur.
Umana Natura (2021)
Dans Umana Natura, Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi se concentrent sur l’Ombrie, une région au centre de l’Italie surnommée « le poumon vert » du pays, connue pour sa biodiversité.
Ils explorent la façon dont la vie interagit sans l’intervention de l’homme. Les images, présentées sous forme de diptyques, montrent comment tout est connecté dans la nature.
Ce sont souvent des choses simples derrière lesquelles se cachent des références symboliques relatives au changement, à la naissance, à la transformation et à la mort.
Umana Natura est une œuvre puissante qui célèbre la beauté et la résilience de la nature tout en nous rappelant notre place dans cet équilibre fragile.
Le projet aboutit en 2021 à l’exposition Umana Natura à la galerie Il Forno à Città della Pieve en Italie, ainsi qu’à un catalogue éponyme.
Fastidiosa (2022)
Xylella fastidiosa est le nom de la bactérie à l’origine d’une épidémie végétale qui menace l’Europe.
Le sud de l’Italie a d’abord été touché au début des années 2010. Subitement, des oliviers ont commencé à se dessécher et ont fini par mourir. Depuis, des millions d’arbres ont été abattus pour endiguer la propagation car il n’existe pour l’heure aucun remède connu contre la maladie.
Ce fléau entraîne la perte d’un patrimoine culturel et identitaire de toute une région. Il a aussi un impact dévastateur sur la vie et les moyens de subsistance des agriculteurs touchés par cette catastrophe.
Le projet Fastidiosa se concentre aussi sur les recherches scientifiques en cours qui ont pour but de créer de nouvelles variétés d’oliviers résistants.
Le projet Fastidiosa souligne également les problèmes plus larges liés au changement climatique et à la négligence humaine. L’utilisation excessive de pesticides a affaibli les arbres, les rendant plus vulnérables aux maladies, une réalité qui résonne au-delà des frontières de l’Italie.
En cela, Fastidiosa constitue un appel à la prise de conscience et à l’action face à la fragilité de notre environnement.
Le projet aboutit en 2022 au livre Fastidiosa4, publié aux éditions Overlapse (Londres, Royaume-Uni).
Si vous souhaitez en savoir plus sur cette épidémie, jetez un coup d’oeil ici : le complexe du dessèchement rapide de l’olivier.
L’entrevue commence.
Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevue “Dans la tête” ?
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Partie I : Zoom sur un projet photo de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi
Parlez-moi d’un de vos projets
Güle Güle. On avait depuis longtemps le désir de réaliser un projet en Turquie. Mais à chacune de nos tentatives, quelque chose n’allait pas, on ne trouvait pas de concept ou d’histoire à raconter.
Les débuts du projet
Pourtant, on suivait notre méthode habituelle, caractérisée par une préparation rigoureuse en amont. D’ordinaire, cette étape préliminaire nous permet non seulement d’anticiper les difficultés à venir une fois sur place, mais aussi d’établir des contacts.
Cette fois-ci, on a cherché en vain jusqu’à ce que l’on trouve la clé. On a réalisé qu’il nous fallait simplement vivre et nous immerger dans la ville.
On était venus à Istanbul pour produire notre livre Rhome dans la fameuse imprimerie gérée par Ufuk Şahin, MAS Matbaa, qui collabore avec des éditeurs photo du monde entier.
On a tissé des liens avec les habitants de la ville, on a commencé à rencontrer des situations complexes sur le plan social et humain qui nous ont interpellés. C’est à partir de là que l’on a senti les tensions sociales qui se jouaient.
Le projet prend forme
D’abord, la question kurde. C’est avec la communauté kurde que l’on s’est liés en premier. Une population vivante, laïque, et dotée d’importantes ressources intellectuelles et créatives.
Puis, on a été touchés par la question des réfugiés syriens, un enjeu colossal et complexe, tout comme l’est la marginalisation des groupes socialement vulnérables, la communauté LGBT+ en tête, au sein de laquelle on a rencontré des personnes très progressistes.
C’est ce que l’on a perçu d’Istanbul et de la société turque. Une effervescence citadine que le gouvernement autoritaire d’Erdogan veut étouffer.
Sur l’utilisation de la couleur
On a exploré la face cachée d’Istanbul, celle qui échappe aux touristes, celle qui ne cesse de bouger, simplement guidés par nos rencontres.
On a ressenti cette énergie débordante, presque incontrôlable qui infuse toute la ville. Pour la restituer, l’utilisation de la couleur nous a semblé nécessaire, contrairement à nos projets précédents, réalisés en noir et blanc.
On a énormément shooté. De retour à la maison, on a commencé à réfléchir aux connexions entre les images, créant des diptyques de manière à ce que chaque paire d’images raconte une histoire sans la dévoiler entièrement. Pour que le public ressente cette énergie, celle que l’on a trouvée là-bas. Non seulement de manière visuelle mais aussi de façon plus réflexive avec les couples d’images, sans que soient délivrées des réponses toutes faites.
Sur l’utilisation du flash
Le flash est un élément crucial pour nous, car il révèle des facettes du monde qui nous échappent. Il crée une sorte d’hyper-réalité où chaque élément est exposé et révélé.
Pour nous, le flash c’est la poésie de la révélation. Une lumière directe qui révèle la beauté de la réalité elle-même, qui n’a pas besoin d’être adoucie ou cachée par une lumière poétique.
De plus, le flash montre les aspects surréels de la vie, qui font partie de celle-ci. C’est un contre-pied esthétique à ce que la vie nous propose.
Racontez-moi une photo de ce projet
Istanbul est en cours de gentrification. Les quartiers historiques, au cœur de la ville, sont soumis à des opérations de rénovation orchestrées par le gouvernement. Ces initiatives visent à ériger de nouveaux gratte-ciels destinés aux arabes fortunés, ce qui conduit les habitants à partir.
Leur relocalisation a des conséquences néfastes. Elle brise le tissu social qui existait depuis des générations et laisse les gens déboussolés, incapables de s’adapter à leur nouvel environnement et aux exigences économiques de la vie quotidienne.
Ces répercussions se font sentir jusque dans la vie des jeunes. À Istanbul, de nombreux adolescents errent dans les rues et se défoncent à la colle, on les appelle les tinerci (les petits sniffeurs de colle). Chaque inhalation leur procure une montée d’adrénaline et l’euphorie leur fait faire des trucs insensés.
Sur la photo, on voit un jeune se jeter dans les eaux du Bosphore après avoir grimpé sur les colonnes du pont de Galata. Pour nous, c’est une allégorie rappelant les événements tragiques des Twin Towers, où l’on se précipite dans le vide pour se sauver, peu importe la manière.
À travers ce gamin, c’est toute la jeunesse qui tente d’échapper à ses conditions de vie insoutenables, qui se lance dans l’incertitude d’un avenir marqué par une crise économique sévère, dans une société fortement polarisée.
D’un côté, les partisans d’Erdogan, souvent moins instruits, vivants dans les zones rurales, et de l’autre, les progressistes, principalement concentrés dans les grandes villes. Une division presque paritaire – disons 51/49 – malheureusement en faveur d’Erdogan.
Partie II : Les goûts et les inspirations de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi
Un album que vous avez beaucoup écouté
Valentina Piccinni
Pour moi, Kid-A (2000) de Radiohead est l’album qui a marqué ma vie à la sortie de l’adolescence. Je me reconnais dans sa mélancolie et son atmosphère en suspens.
Écouter Kid A de Radiohead sur Spotify ou Deezer.
Jean-Marc Caimi
Si je devais choisir un album, ce serait Conte De l’Incroyable Amour (1992) d’Anouar Brahem, un virtuose du oud tunisien, la guitare typique du Maghreb. Un album merveilleux d’une profondeur inouïe, presque irréelle.
Écouter Conte De l’Incroyable Amour d’Anouar Brahem sur Spotify ou Deezer.
La musique a une place cruciale dans ma vie. J’ai écrit sur la musique par le passé, j’en joue encore aujourd’hui.
Écouter la musique de Jean-Marc Caimi sur Spotify ou Bandcamp.
Un roman qui a éveillé quelque chose en vous
Valentina Piccinni
Toute ma vie, j’ai beaucoup lu : des classiques italiens, français, allemands, russes. Pendant des années, mon livre préféré était À la recherche du temps perdu (1914) de Marcel Proust.
Lire À la recherche du temps perdu de Proust.
Plus récemment, les livres d’Emmanuel Carrère et de Nicola Lagioia m’ont profondément marquée. J’aime ces auteurs pour leur authenticité et la façon dont ils abordent des faits réels avec leur propre sensibilité.
Jean-Marc Caimi
Je partage l’enthousiasme de Valentina pour Carrère, en particulier Limonov (2011). C’est une biographie de l’écrivain et homme politique russe Édouard Limonov, entre récit et enquête journalistique approfondie.
À travers la vie de Limonov transparaît l’évolution de la culture russe de la seconde partie du XXe siècle. On découvre les contradictions et les frictions qui ont façonné la Russie. On ressent le mépris et les mensonges de l’État envers ses citoyens. C’est un récit documentaire à la fois poétique et très bien écrit.
Lire Limonov d’Emmanuel Carrère.
J’aime aussi beaucoup Raymond Carver. Il a une façon fascinante de raconter des histoires. Je pense à son recueil de 12 nouvelles intitulé Les vitamines du bonheur (1983).
Ce sont des instantanés de vie, d’une extrême banalité, sans résolution finale. Carver ne fournit aucune explication. Il se concentre sur les détails, les décrit avec minutie, parfois de manière répétitive. On reste perplexe, se demandant pourquoi ces nouvelles existent. Et c’est fascinant.
L’une d’entre elles se déroule dans une salle à manger, tout du long des détails en apparence insignifiants sont disséminés. À la fin, tout s’éclaire, et on réalise que ces détails étaient importants. C’est un peu ce que nous cherchons à travers notre photographie.
Lire Les vitamines du bonheur de Raymond Carver.
Un film dont vous vous sentez proche
Valentina Piccinni
J’aime les histoires où les personnages sont connectés par de subtiles liens. Comme dans Short Cuts (1994) de Robert Altman, un film qui s’inspire d’ailleurs de plusieurs ouvrages de Raymond Carver. Ou Babel (2006) de Alejandro González Iñárritu, qui explore les répercussions d’un incident tragique à travers les histoires entrelacées de ses personnages.
Voir Short Cuts et Babel sur Allociné.
Je suis aussi passionnée par les réalisateurs du Nord de l’Europe tels que Susanne Bier (Brothers, After the wedding), Thomas Vinterberg (Festen, La Chasse, Drunk) et Anders Thomas Jensen (Les Bouchers verts, Adam’s apples).
Ils abordent des histoires tragiques qu’ils traitent sans pathos. À l’opposé de ce qui se fait en Italie où le pathos est omniprésent.
Jean-Marc Caimi
Je rejoins les goûts de Valentina. J’ajouterais Ulrich Seidl, un réalisateur autrichien, avec sa trilogie Paradis composée des films Amour (2013), Foi (2013) et Espoir (2013).
J’admire le travail de ce cinéaste. Il filme la réalité avec une mise en scène précise, je dirais photographique. Ses plans fixes disposent chaque élément dans la scène de manière impeccable. On y trouve simultanément l’absurdité et la banalité de la vie. La vie qui devient surréelle et absurde lorsque l’on porte une attention extrême à ses aspects les plus banales.
Amour raconte l’histoire d’une femme allemande d’une cinquantaine d’années qui va en vacances au Kenya pour trouver l’amour. Là-bas, de faux fiancés africains échangent un peu d’amour avec les touristes fortunés pour sortir de leur misère. C’est un film profondément émouvant.
Espoir suit une ado en surpoids qui passe son été dans un camp d’amaigrissement, dévoilant sa recherche désespérée de l’amour et de l’acceptation dans un environnement où la pression pour maigrir est intense. Le film explore les thèmes de l’aliénation sociale et de la quête de l’identité personnelle à travers le prisme de l’adolescence.
Foi suit la vie d’un couple mixte, elle est chrétienne, lui est musulman. Le mari tombe malade et s’absente longtemps de la maison. Pendant ce temps, la femme développe une passion religieuse presque érotique pour le Christ. Le film explore la pression que la vie exerce sur les humains, les poussant à agir de manière extrême.
Voir Amour, Espoir et Foi sur Allociné. En savoir plus sur la trilogie Paradis en lisant cet entretien avec Ulrich Seidl sur le site d’Arte.
Où trouvez-vous l’inspiration ?
L’inspiration vient d’une urgence, une urgence photographique qui nous saisit lorsque nous découvrons une histoire traitée superficiellement dans la presse ou abordée par un angle qui néglige l’aspect le plus essentiel, l’aspect humain.
Alors nous ressentons le devoir d’intervenir, un devoir quasi moral. C’est ce qui nous a incités à nous rendre en Ukraine, notamment au début de la Révolution de Maïdan. Notre motivation n’était pas d’ordre artistique, mais plutôt journalistique et humaine, une impulsion d’agir, de raconter à notre manière, guidés par notre sensibilité.
En savoir plus sur la Révolution de Maïdan qui a eu lieu entre le 18 et le 23 février 2014 en Ukraine.
L’inspiration artistique, quant à elle, vient de ce dont on vient de parler : un morceau de musique, un film, une vision.
C’est aussi ce que tu ressens sur le moment. Assise sur un canapé, tu vois une personne que tu veux prendre en photo car tu sens que c’est important pour ce que tu veux raconter. Alors l’inspiration c’est ce qui te pousse à y aller. Qu’est-ce que tu vas lui dire ? C’est flou, c’est propre à chacun.
Les photographes qui vous inspirent
Alec Soth
C’est moins un photographe qu’une approche photographique qui nous inspire. On aime beaucoup Alec Soth pour son approche qui allie précision et poésie.
Pour aller plus loin : Lisez mon article Alec Soth raconte les rêveurs, les solitaires et autres décalés
Seiji Kurata
On se reconnaît dans l’approche boulimique des photographes japonais, animés par la nécessité de prendre des photos, l’urgence de raconter ce qu’ils voient et la volonté de transmettre le fait qu’ils participent à la vie.
Pour nous, c’est l’esprit originel de la street photography.
Aujourd’hui, la photographie de rue est devenue une sorte d’exercice de style, esthétique, distant, détaché de la scène.
À l’opposé de la photographie japonaise.
Prenons Seiji Kurata.
C’est un peu le paparazzi japonais qui a plongé dans la vie de Tokyo dans les années 1970, notamment à Shinjuku, le quartier chaud de la ville, où la nuit venue, émerge le côté sombre du Japon.
Paul Strand
Dans les vieux photographes, Paul Strand se démarque pour nous.
Nous aimons son approche à la fois humaine et anthropologique, en apparence dépourvue d’aspect artistique, mais qui raconte tant. Des portraits multicouches qui révèlent un tas de choses à ceux qui prennent la peine de regarder.
Un livre photo sur lequel vous revenez souvent
Valentina Piccinni
Moi c’est Black Passport (2009) de Stanley Greene.
Un livre magnifique où le travail et la vie du photographe s’entremêlent de manière saisissante. Non seulement on accède à son métier de reporter de guerre mais aussi à son journal intime. C’est fort, c’est poétique. J’admire aussi l’approche de Greene, non pas axée sur l’esthétisme mais sur l’instantanéité de la vie.
Pour aller plus loin : Lisez mon article Victor d’Allant conçoit son premier livre inspiré de Stanley Greene.
Jean-Marc Caimi
J’ajouterais From Here to There (2010) d’Alec Soth.
C’est une compilation de divers projets, agrémentée d’une part importante de textes issus de son blog personnel, dans lequel il documente l’évolution de sa carrière.
Lire les 2 blogs d’Alec Soth : ici (2006-2009) et là (2009-2012) que j’ai pas mal poncés pour écrire l’article sur lui.
C’est un livre d’une grande intelligence, un modèle du genre pour comprendre comment donner du sens en combinant du texte et des images. On y revient fréquemment, séduits par sa structure.
Partie III : Le processus créatif de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi
Qu’est-ce qui vient en premier chez vous : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
Un projet démarre toujours avec une idée. Une idée précise de la façon dont on souhaite approcher notre sujet. On se demande toujours en amont quelle est la façon la plus juste de raconter l’histoire. Pour nous, c’est la clé pour que soient révélés les aspects importants de chaque sujet. Une fois sur place, le projet s’adapte évidemment aux différentes situations que l’on rencontre.
Quels éléments clés doivent être présents lorsque vous créez un projet photo ?
On place l’humain au centre. Ce sont les gens qui font l’histoire.
Par exemple, on évite de chercher un fixeur en amont pour nous introduire dans le pays. On préfère trouver une personne parmi les gens que l’on rencontre sur place, quelqu’un qui nous fait entrer dans sa vie et nous présente à son cercle.
Pour nous, ces connexions humaines sont cruciales et révélatrices. On est sensible au concept de « microcosme », ces petits mondes qui au final, façonnent la société et font l’histoire.
Un autre élément clé dans nos projets est la volonté de révéler une situation problématique, que ce soit un phénomène social ou politique, de manière la plus authentique possible, pour s’approcher le plus possible de la vérité.
Enfin, il y a la question de la forme. Notre objectif est d’attirer les spectateurs, c’est-à-dire les immerger dans l’histoire que l’on raconte. Pour cela, nous utilisons une approche visuelle personnelle et forte. Attirer des spectateurs tellement habitués à regarder les mêmes images.
Pour nous, le défi est de réaliser des images avec une forme forte tout en évitant les idées préconçues et les clichés.
Comment considérez-vous la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
La plupart du temps, une grande photo seule s’avère dangereuse. C’est joli, bravo au photographe. Mais soyons honnêtes, viser la belle photo, c’est un peu visé à côté, car du point de vue documentaire, elle peut s’avérer très réductrice, le spectateur se contentant d’une simple satisfaction visuelle.
Une grande photo peut même écraser tout un travail en empêchant les aspects les plus cruciaux de remonter à la surface, qui pour nous, se cachent dans les détails.
En même temps, lorsqu’une photo iconique surgit dans un projet personnel, elle capte l’attention et le projet s’en trouve booster.
Simplement, il ne faut pas oublier que les autres photos sont tout aussi essentielles pour créer une narration. Une grande photo a besoin des autres pour être grande.
La question des photos individuelles se pose généralement lors de la phase d’éditing, qui pour nous est une étape fondamentale, profondément créative. Contrairement à certains photographes qui délèguent l’éditing, nous considérons cette étape impossible à externaliser, tellement elle est personnelle, intime.
Quelle relation entretenez-vous avec le concept de beauté en photographie ?
Pour nous, la beauté est synonyme de vérité et d’authenticité. Ce qu’on trouve beau, ce qui nous touche profondément, c’est lorsqu’à travers une image on ressent le photographe, son interaction avec son sujet. C’est Stanley Greene par exemple.
Où est-ce que le photographe se trouvait ? Comment s’est-il retrouvé là ? Comment a-t-il fait cette photo ? Pas techniquement mais émotionnellement.
Pour nous, la beauté va bien au-delà de l’esthétique d’une photo. Les belles photos qui ne contiennent pas une vérité, une authenticité, ne sont pas belles pour nous. Elles sont juste vides, plates et inintéressantes.
Je pense à une histoire que racontait souvent le photographe italien Mario Giacomelli.
Il est au bord de la mer, des oiseaux tout autour de lui. Percevant la beauté de la scène, il fait plusieurs photos. Plus tard, il découvre le résultat et réalise qu’il n’a pas réussi à capturer cette beauté. Certes, ses photos sont jolies, mais elles ne reflètent pas l’essence de la scène telle qu’il l’a ressentie.
À l’opposé de cet autre moment de beauté que Giacomelli a apparemment su retranscrire.
La beauté, c’est réussir à transmettre sa présence dans l’image, le fait que l’on soit là, à ce moment précis. Ce qui n’a rien à voir avec la belle photo.
Avez-vous ce que l’on appelle un « style photographique » ?
On suppose que oui. Mais notre style est en constante évolution, il évolue et s’enrichit. Notre style, c’est la manière dont on aborde les sujets que l’on photographie. En cela, c’est davantage une approche qu’un style, davantage un état d’esprit qu’une esthétique.
Si l’on restreint le style à l’esthétique, on peut dire que notre style est flexible, qu’il s’adapte aux contextes. On passe ainsi de la couleur au noir et blanc. Cependant, le style esthétique peut devenir un piège, restreignant notre capacité à raconter une histoire de manière authentique. Il nous met alors dans une impasse.
Le style c’est aussi la façon dont on bouge dans la scène que l’on photographie, la façon dont on cadre, la façon dont on appréhende les lumières. Comme une discipline sportive. C’est un peu comme courir un 110 mètres haies, avec un nombre défini de pas entre chaque obstacle. La photographie, c’est un peu ça, elle nécessite une approche méthodique, et un grand engagement.
Cependant, cela ne signifie pas que l’on est bloqués dans un style monolithique. Au contraire, cela nous permet d’expérimenter, pourvu que l’on soit bien préparés. C’est alors que l’on peut explorer de nouvelles approches.
Comment définiriez-vous votre approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
Pour nous, notre approche se situe quelque part entre les deux.
Il est essentiel d’être préparé et d’avoir une idée claire de la façon dont on veut raconter l’histoire, ce qui relève d’une approche intellectuellement formulée.
Parallèlement, il faut avoir la capacité de se laisser emporter par la situation, ce qui fait appel à l’instinct et à l’intuition.
Comment définiriez-vous votre photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
Plus proche du document scientifique.
Cependant, une part d’abstraction est présente dans notre approche, et cette abstraction réside dans notre capacité à offrir aux spectateurs un espace d’interprétation. Il s’agit d’une forme d’abstraction où tout ne se révèle pas immédiatement. C’est fondamental pour encourager l’imagination et la réflexion des personnes qui regardent notre travail.
Même au sein des travaux les plus documentaires, il est essentiel de laisser une marge d’interprétation, pour que le spectateur puisse s’immerger dans l’histoire et ne pas être contraint par une narration qui dévoilerait toutes les réponses.
En supposant que vous photographiez aujourd’hui avec ce que vous considérez comme votre voix naturelle, avez-vous déjà souhaité que votre voix soit différente ?
On pense qu’un style se développe au fil du temps, évolue, s’enrichit, devient plus mature. Et donc, il n’est pas envisageable de vouloir une voix différente. Cela peut arriver quand on est un photographe qui débute, il est alors influencé par tous les grands photographes qu’il découvre. Oui, ce serait bien d’être Antoine d’Agata.
Mais les photographes qui font de la photo leur existence, ce n’est pas exactement ça, c’est une vie qu’on choisit et qui se construit. Je ne peux pas penser qu’un photographe mature puisse se dire, j’aurais aimé être davantage comme d’Agata.
Pour aller plus loin : Lisez mon article Victor d’Allant : Workshop avec Antoine d’Agata
Que faites-vous lorsque vous doutez ou vous vous sentez bloqués sur le plan créatif ?
À part boire une bière ? À deux, il est assez rare d’être au même moment en proie à un blocage créatif. On se soutient mutuellement pour surmonter ça. Mais il nous arrive de rencontrer des embûches sur le chemin. On doit les comprendre pour les surmonter.
Par exemple, on peut avoir du mal à décider comment aborder un sujet ou comment raconter une histoire. C’est un élément incontournable du processus créatif. Plutôt que de voir ça comme un blocage, on le voit comme un défi à relever, c’est très stimulant de devoir trouver des solutions.
Comment savez-vous qu’un projet photo est terminé ?
Parfois, c’est évident, d’autres fois, un peu moins clair.
On se fixe parfois des délais. Par exemple, pour notre projet sur Rome, on avait décidé de se donner 100 jours pour le réaliser. Mais d’autres fois, on réalise pendant la phase d’éditing qu’il nous manque du matériau, des images.
On fonctionne avec des listes d’images, une sorte de liste de courses, une liste mentale d’images dont on estime avoir besoin pour chaque projet.
En cours de projet, on identifie ce qui nous manque et on s’attelle à combler les parties les moins développées. Concrètement, on pourrait réaliser que l’on n’a pas suffisamment de portraits rapprochés, de détails, ou de paysages, même si ces catégories sont bien souvent plus précises.
C’est notre méthode pour structurer nos projets et pour savoir quand ils sont prêts à être édités, lorsque tous les éléments sont en équilibre ou délibérément en déséquilibre.
Conclusion
Qu’avez-vous pensé de cette entrevue ? Laissez-moi vos impressions en commentaire.
Si vous aimez ce genre de contenus, prenez quelques instants pour partager l’article, ça compte vraiment.
Pour aller plus loin
Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi et leur travail :
- Visiter leur site internet.
- Suivre Valentina et Jean-Marc sur Instagram en cliquant sur leur tête.
- Voir plus d’images de Forcella sur la ville de Naples. ↩︎
- Voir plus d’images de Rhome sur la ville de Rome. ↩︎
- Voir plus d’images de Güle Güle sur la ville d’Istanbul. ↩︎
- Voir la séquence de Fastidiosa. ↩︎
Poursuivez la lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de Gabrielle Duplantier.
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12 réponses sur « Dans la tête de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi »
On est vraiment « Dans la tête ». C’est très intéressant.
Merci Thierry.
J’ai pris un réel plaisir à la lecture et aux images. Merci beaucoup.
Merci Eric.
J’ai découvert votre site il y a peu. Je prends enfin le temps de laisser un commentaire pour vous remercier de la qualité de vos articles, c’est tellement rare. J’aime l’idée qu’il me faille au moins 30 minutes pour vous lire, cela « m’oblige » à me poser et je sors rarement insensible de ces lectures.
Je suis relativement perplexe à cet article en particulier. Je ne suis pas certain d’aimer le travail de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi, je vais devoir prendre le temps de regarder plus en profondeur.
Quoiqu’il en soit, merci pour le temps que vous prenez, j’attends avec impatience et lis avec plaisir chacun de vos nouveaux articles.
Merci pour votre commentaire, je suis content de voir que vous appréciez mes articles.
En ce qui concerne le travail de Valentina Piccinni et Jean-Marc Caimi, je comprends que cela puisse susciter des interrogations. Après tout, chacun a sa sensibilité, il ne faut pas se forcer. L’important, c’est que même si certains travaux ne vous parlent pas, je suis convaincu que ce type d’interview peut vous amener à réfléchir sur votre propre pratique.
Merci encore, Loïc, pour votre soutien.
À bientôt !
Un grand merci pour cette découverte !
Je commence à mieux comprendre ce qu’est une véritable démarche artistique en photographie…
C’est le but, merci Adolphe.
Top de découvrir de nouveaux artistes ! Merci. J’adore le travail “italien”.
Merci Lionel.
Excellent article, avec beaucoup de pistes et d’éclairages différents, en lien avec des villes européennes dotées d’une forte personnalité. Merci beaucoup!
Merci Pascal.