Entrez dans la tête du photographe Julien Magre, au plus près de son travail, de ses goûts, de ses influences et de son processus créatif.
Temps de lecture : 23 min
Sommaire
- 1 Qui est Julien Magre ?
- 2 Ses principaux projets
- 3 Partie I : Zoom sur un projet photo de Julien Magre
- 4 Partie II : Les goûts et les inspirations de Julien Magre
- 5 Partie III : Le processus créatif de Julien Magre
- 5.1 Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
- 5.2 Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?
- 5.3 Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
- 5.4 Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?
- 5.5 As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?
- 5.6 Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
- 5.7 Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
- 5.8 En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?
- 5.9 Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloquée sur le plan créatif ?
- 5.10 Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?
- 6 Conclusion
Qui est Julien Magre ?
Julien Magre est un photographe français né en 1973 à Boulogne-Billancourt. Il est diplômé de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris en 2000.
Son travail photographique s’inspire de sa vie de famille, qui tourne autour de sa femme Caroline et de ses enfants. Depuis mars 2017, il est représenté par la galerie lyonnaise Le Réverbère. Il a reçu le prix Niépce en 2022. Il vit actuellement à Paris.
Ses principaux projets
Caroline, histoire numéro 2 (2010)
Avant tout, il y a Caroline, la femme de sa vie.
Puis vient Louise en 2004.
Et Suzanne en 2007.
À travers des photos prises au fil des ans, Caroline, histoire numéro 2 offre un voyage intime et mélancolique. Des scènes du quotidien révèlent la beauté de l’ordinaire, et suscitent chez celui qui regarde un évident sentiment de proximité et d’appartenance.
Le projet aboutit en 2010 au livre Caroline, histoire numéro 2, publié à 1000 exemplaires chez Filigranes Éditions.
Troubles (2014)
Troubles est un voyage nocturne en voiture, évoquant tantôt un rêve éveillé ou une vision hallucinée sortie tout droit du cinéma de David Lynch.
Le projet aboutit en 2014 au livre Troubles, publié à 700 exemplaires chez Filigranes Éditions.
Je n’ai plus peur du noir (2016)
Puis vient l’obscurité.
Julien se souvient. Le matin du 25 décembre 2014, il est en famille en Corrèze. Le 26, suite à une banale analyse sanguine, on diagnostique une leucémie chez Suzanne, sa petite dernière âgée de 7 ans.
Retour express à Paris. S’ensuivent des allées et venues entre l’hôpital et la maison. Julien commence à photographier sa fille. Ils décident tous les deux de faire un projet photo sur son quotidien. La dernière partie sera consacrée à la sortie de l’hôpital, une fois qu’elle sera guérie.
Suzanne dit : « Papa, depuis que je suis à l’hôpital, je n’ai plus peur du noir. »
Elle ne survivra pas. Elle part le 25 juin 2015. Viennent les jours d’après. Et les vacances d’été, sans elle.
Le projet aboutit en 2016 au livre Je n’ai plus peur du noir, publié à 500 exemplaires chez Filigranes Éditions.
En vie (2022)
En Vie, c’est le projet d’une vie photographique qui commence en 1999 et s’arrête pour l’heure en 2022. Des premiers portraits d’une amoureuse, à la vie à 3 et à 4.
Puis le drame, le temps qui passe, l’aînée devenue ado, la naissance de Paul en 2019.
En vie c’est une vie, qui fait basculer des moments simples et intimes vers l’universel.
En Vie a été récompensé par le prix Niépce en 2022.
L’entrevue commence.
Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevue “Dans la tête” ?
Partie I : Zoom sur un projet photo de Julien Magre
Parle-moi d’un de tes projets
La male bête, c’est le projet que j’ai réalisé dans le cadre de la grande commande photographique de la Bibliothèque Nationale de France (BNF).
Le sujet m’est tombé dessus par hasard.
La naissance de La male bête
Début 2022 à Paris, j’ai mes beaux-parents à la maison, venus de Corrèze pour un déjeuner. Je commence à feuilleter La Montagne, le journal local qu’ils ont apporté. Le loup est de retour dans la région, une première depuis 1947. La nouvelle m’intrigue.
Et si je partais sur la trace du loup ? L’idée m’emballe même si je pressens déjà les difficultés. Je suis tout le contraire d’un photographe animalier, moi qui photographie ma famille depuis plus de 20 ans.
Partant de cet article, j’en lis un paquet d’autres avant de contacter des personnes susceptibles de m’aiguiller. L’Office français de la biodiversité (OFB) chargé de la protection et la restauration de la biodiversité en France ; la brigade loup chargée de suivre l’espèce et de rassurer les éleveurs ; la préfecture de Corrèze.
Tout le monde me claque la porte au nez. Aucun photographe ne peut accompagner la moindre brigade ou agent. Sur le site de l’OFB, je trouve tout de même une carte qui me donne les lieux et les dates où le loup serait passé.
En juillet 2022, me voilà lancé sur les traces de ce loup solitaire. Je m’arrête dans les villages à proximité, à la rencontre des maires, des éleveurs et de tous ceux qui ont vu l’animal.
Je croise la route d’une femme, chargée de mission grands prédateurs du Limousin. Elle me confie que sa direction lui a explicitement refusé de me rencontrer. Je comprends que le loup est un sujet éminemment politique, les débats sont tendus entre les éleveurs, les écologistes et ceux qui défendent l’animal.
La male bête, chapitre 1
Dès le début, photographier le loup n’est pas réellement le sujet de mon projet. Le sujet est le visible et l’invisible, la présence et l’absence.
Je veux m’éloigner de l’imagerie mystique que l’on pourrait attendre de ce genre de projet. Les images que je fais sont simples. Des paysages, des évocations silencieuses où il ne se passe pas grand chose.
Au final, le projet dure 6 mois. Je livre à la BNF 20 images, soit le nombre demandé. C’est d’autant plus frustrant que je ne considère pas ce projet comme terminé.
Je le vois comme un premier chapitre qui serait en quelque sorte la traduction de mon regard « objectif » du projet. Titre provisoire : La trace.
La male bête, chapitre 2
J’ai commencé un second chapitre. Plus subjectif, pour me rapprocher de la fiction, du rêve et du subconscient. Traversé par un climat plus étrange. Titre provisoire : Le fantôme.
Tout ça est un peu flou. Je ne sais pas encore comment « lier » ces deux chapitres. Faut que j’imagine une histoire pour trouver une relation entre les deux. Faut déjà que je termine ce second chapitre.
Je vais commencer par imprimer les photos afin de créer une base de travail. Ensuite, je m’efforcerai de trouver le bon ordre des images.
Pour moi, l’éditing est comme le montage au cinéma ou la composition en musique. Chaque image est une note, et éditer consiste à trouver la bonne séquence d’accords pour que la mélodie sonne juste à mes oreilles.
Je peux passer des mois à faire ça, trouver le bon rythme et construire une histoire pour qu’au final chaque image ait sa place et son propre rôle.
Les années passant, je rapproche mon travail à celui d’un cinéaste. Je suis actuellement dans la phase de tournage de mon projet sur le loup. J’ai déjà tourné des séquences d’images, il m’en reste encore avant de pouvoir dérusher et monter l’ensemble.
Raconte-moi une photo de ce projet
Septembre 2022, en Corrèze. Quelques jours plus tôt, le loup est passé pas loin, me dit-on. Je décide de m’y rendre.
Je quitte le petit hôtel de campagne où je loge, sous une pluie battante. Personne à l’horizon si ce n’est ce déluge incessant. Je roule en direction de la Tourbière du Longeyroux, un immense plateau qui ressemble à une steppe.
Je gare ma voiture face à un paysage qui m’évoque l’Amérique. Une plaine nue jonchée d’arbres morts crée une atmosphère quasi apocalyptique. Me voilà parti pour le tour de cette tourbière, mal équipé, au vu des 20 km de marche qui m’attendent.
Après 4 heures à marcher, mes lunettes sont embuées, et je ne vois plus rien. Mon esprit divague et me persuade que le loup est proche, la rencontre est imminente, je le sens. Il me surveille, prêt à m’attaquer.
Je poursuis la marche encore un peu, jusqu’à l’orée d’une forêt sombre. C’est alors qu’apparaît ce paysage sorti d’un conte, et cet arbre mort aux airs de carcasse d’animal.
Partie II : Les goûts et les inspirations de Julien Magre
Un album que tu as beaucoup écouté
Neil Young, c’est mon idole. J’aime tous ses disques, surtout Harvest (1972) que j’ai découvert à 14 ou 15 ans. Ado, je n’avais pas saisi toute sa profondeur. Des années plus tard, je l’ai réécouté et compris les sublimes paroles.
La voix de Neil Young est hors du commun, sa musique me touche, tout autant que sa radicalité, son refus des compromis, sa recherche obsessionnelle de la perfection.
J’ai en tête une anecdote que j’ai dû lire dans son autobiographie. En 1972, il décide de faire construire une grange afin d’y enregistrer l’album Harvest. Il prend des mois pour trouver le bois idéal, celui qui offrira un son sublime. Ça montre à quel point il était obsédé par la quête du son parfait, mêlé à une forme de simplicité, que l’on retrouve dans sa musique, sans artifice.
Écouter l’album “Harvest” de Neil Young sur Youtube.
Un roman qui a éveillé quelque chose en toi
Il y a Martin Eden (1909) de Jack London. Je l’ai lu à 30 ans, j’en ai 50 aujourd’hui. On suit l’ascension sociale et intellectuelle d’un marin autodidacte dans le San Francisco du début du 20e siècle. Un roman qui m’a bouleversé.
Lire Martin Eden de London.
Il y a aussi Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline. On suit Ferdinand Bardamu qui raconte son expérience horrifique de la Première Guerre mondiale, puis ses voyages à travers l’Afrique et les États-Unis, révélant une vision nihiliste et désillusionnée de la condition humaine.
Me reste en tête sa façon de dépeindre les choses, comme des instantanés. Et ces drôles de sensations me hantent et restent gravées dans ma mémoire.
Lire Voyage au bout de la nuit de Céline.
Enfin, il y a American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis. On suit le quotidien de Patrick Bateman, un jeune cadre de Wall Street dans les années 1980. Derrière ce succès apparent se cache un esprit profondément perturbé, obsédé par le matérialisme et la violence.
Je me souviens du cynisme tout du long et surtout l’extrême violence qui m’a mis mal à l’aise et marqué au fer rouge.
Lire American Psycho de Ellis.
Un film dont tu te sens proche
Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes.
Je découvre le film à 18 ans. J’accompagne ma toute première amoureuse à une rétrospective de John Cassavetes, un nom qui ne me dit pas grand chose. Je me retrouve devant l’écran et je prends une claque monumentale.
C’est un film sur le couple et sur la folie. On suit Mabel, incarnée par Gena Rowlands, une femme au foyer souffrant de troubles mentaux. Quand le film se termine, on se demande qui est le plus fou. Le spectateur qui regarde, ou l’héroïne, que l’on a suivie et jugée pendant deux heures.
C’est une œuvre d’une grande intelligence et d’une finesse remarquable, qui continue de me bouleverser, encore aujourd’hui.
Voir Une femme sous influence sur Allociné.
Où trouves-tu l’inspiration ?
Je vais faire court : pendant les vacances, en famille.
Mes idées viennent en observant mon environnement. Jamais je ne m’assois à une table avec un stylo et un carnet pour trouver mon prochain sujet. Ma simple vie est mon sujet de prédilection et mon terrain de jeu.
Tout est instinctif, sans planification et sans protocole.
Les photographes qui t’inspirent
Ah, les influences…William Eggleston, Robert Frank, Nan Goldin, Dolorès Marat, Antoine d’Agata pour ne citer que les principales.
Dolorès Marat
Je la découvre alors que je suis étudiant aux Arts Décoratifs de Paris. Son compagnon n’est autre que l’un de mes profs, Francis Dumas. Il nous propose de réaliser un projet multimédia basé sur son travail. J’en tombe tout de suite tombé amoureux. Après avoir vécu des semaines avec ses photos, je la rencontre. Une femme merveilleuse, très humble.
William Eggleston
C’est grâce à ce même professeur, Francis Dumas, que je découvre William Eggleston. Je le revois projeter 50 ou 60 de ses images sur l’un des murs de la classe.
Et moi resté bloqué devant, me dire « Waouh ». Surtout qu’à l’époque j’étais dans ma période David Lynch. Et il y a des similitudes entre les deux, Lynch étant un grand admirateur d’Eggleston (voir cette vidéo : David Lynch parle de l’appareil de William Eggleston qui fait *pop*).
Pour aller plus loin : Vous pouvez lire mon article Guide pour devenir le prochain William Eggleston
Antoine d’Agata
Antoine d’Agata, je tombe par hasard sur son livre Mala Noche (1998) dans une librairie. Quelle claque ! Une vision du monde si singulière, hors norme.
Pour aller plus loin : Vous pouvez lire mon article Victor d’Allant : Workshop avec Antoine d’Agata
Nan Goldin
Je découvre Nan Goldin un peu plus tard, dans les années 2000, alors que j’ai commencé à photographier ma compagne, Caroline. Je me rends à Beaubourg pour une rétrospective et je découvre un diaporama de La Ballade de la Dépendance Sexuelle (2002).
Je me souviens du bruit des diapositives et du carrousel. Et au-delà de l’aspect documentaire, je suis séduit par sa vision poétique et picturale. Certaines de ses images m’évoquent le peintre français Pierre Bonnard ou les peintres primitifs italiens comme Giotto, Lorenzetti et Monaco.
Pour aller plus loin : Vous pouvez lire mon article La ballade de Nan Goldin : de l’intime à l’universel
Robert Frank
Et enfin, Robert Frank. J’ai un merveilleux professeur en première année des Arts Déco option photo, François Puyplat. Il nous projette souvent des images de photographes qu’il admire, surtout du noir et blanc.
Un jour, il montre des extraits des Américains (1958) de Robert Frank. C’est à ce moment-là que se révèle ma passion pour la photo. Merci, François.
Un livre photo sur lequel tu reviens souvent
The Lines of my Hand (1972) de Robert Frank.
Tous ses livres après Les Américains (1958) ne sont que des compilations. Pas celui-ci.
La sortie des Américains sonne comme un électrochoc dans le monde de la photo. C’est le moment que Robert Frank choisit pour mettre fin à sa carrière de photographe et se consacrer au cinéma et au documentaire.
Tardivement, il réalisera des polaroïds. Ce sont précisément ces images qui clôturent The Lines of my Hand.
Frank vit alors dans une maison isolée à Mabou, au Canada. Il griffonne et peint sur les photos qu’il fait.
C’est une œuvre incroyable, emplie de beauté, de force et de sincérité. On ressent la nécessité, le besoin impérieux pour lui de créer ces images. On ressent l’urgence, la tristesse, l’abandon. Tout simplement sublime.
C’est un ouvrage assez rare et coûteux, qui n’a pas été réédité.
Partie III : Le processus créatif de Julien Magre
Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
C’est le réel qui s’impose à moi. Rien de réfléchi, rien de conceptuel. Je documente simplement ma vie de famille, mon histoire d’amour avec Caroline. C’est elle qui m’a donné envie de faire de la photo depuis nos années aux Arts Déco.
Au fond, ce que je fais est toujours la continuité de Caroline – Histoire numéro deux, le titre de mon premier livre. Je photographie la vie, l’amour, mes enfants. Ma vie, semblable à un plan séquence, est une succession de moments où la réalité me surprend constamment.
Pour démarrer un projet, j’ai besoin de 3 éléments : du temps, un territoire et des personnages. Souvent, ces personnages sont ma famille, ma femme, mes enfants et mes amis… ma tribu. À partir de là, je commence à imaginer une histoire intime, souvent improvisée.
Je vais prendre un exemple. Ma série Sœur…frère (2019).
Sœur…frère (2019)
En 2015, je perds tragiquement ma fille Suzanne à l’âge de 8 ans. Avec Caroline, nous décidons d’avoir un autre enfant. Ce sera un garçon, Paul, qui naît en 2019.
C’est dans ce contexte que je réalise cette série Sœur… frère à l’été 2019. Paul a alors 7 mois. Je suis en vacances avec ma femme et mes enfants, Paul et ma grande, Louise, alors âgée de 15 ans.
Nous avons loué une maison avec des amis, qui ont eux aussi des enfants. Tous se connaissent depuis toujours, ils sont comme des frères et sœurs. Au loin, depuis notre maison, je repère une imposante grange en bois, apparemment abandonnée.
Rétrospectivement, elle me rappelle la fameuse grange de Neil Young dont je parlais plus tôt. Cette grange, ces enfants, c’est le début de l’histoire. Lorsque je commence à photographier cette petite tribu, je sais que je vais explorer le thème de la fraternité.
Je me fais ma propre histoire. La grange, comme le royaume des enfants, un endroit à eux où les adultes ne peuvent aller. Dans ma tête, j’ai des idées qui viennent : outre la fraternité, je veux que mon histoire raconte la filiation, l’amitié, la pureté, l’enfance, l’adolescence.
À mon retour de vacances, je découvre les images. Je les examine, les édite, les assemble.
Je n’ai pas encore trouvé de titre (les titres sont très importants pour moi). Alors, je rédige un texte. Souvent, c’est lui qui définit l’ambiance, le climat de l’histoire. Je vois les textes comme des éléments indépendants, qui accompagnent les images sans les illustrer.
Et c’est ce texte qui va m’inspirer le titre, Sœur… frère.
Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?
J’inclus peu de signes de modernité dans mes images. Pas de téléphones, ni de modèles de voitures, ou de marques de vêtements. Ce qui rend mes photos difficiles à dater. Cette idée d’intemporalité est importante dans mon travail.
Lorsque je me lance dans un nouveau projet, j’imagine ce qu’il donnera sous la forme d’un livre, une fois terminé. Le livre ne se fera pas forcément, mais cela m’aide à construire mon projet.
Par exemple, mon prochain livre sera sur ma famille. Je l’imagine différent de Caroline, histoire numéro deux, qui avait une conception et une apparence assez simples. Pour le prochain, j’ai envie d’un dispositif plus complexe, plus riche en images, quelque chose de plus vivant, plus dense, plus imposant. Par ailleurs, je me suis récemment mis au noir et blanc. Comment ces photos en noir et blanc vont-elles s’intégrer avec le reste ? Je ne sais pas encore.
Il y a aura aussi davantage de textes, car l’écrit m’intéresse de plus en plus. Mais je ne sais pas encore quelle forme il prendra, quel rôle il jouera. La place du texte dans un livre photo est si complexe.
J’ai un peu dévié de ta question initiale (rire).
Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
Ce qui compte le plus pour moi, c’est l’histoire que raconte un projet photo. Bien sûr, je suis attaché à la composition, à la lumière et aux couleurs d’une photo, mais ce qui est le plus important pour moi, c’est le projet dans son ensemble.
Par exemple, qu’est-ce qui rend puissant le projet Caroline, histoire numéro deux ? Selon moi, c’est le récit du temps qui passe sous nos yeux. Dix ans d’images qui défilent, comme un long plan séquence.
Je photographie de petits moments qui racontent une histoire d’amour simple et émouvante, dans laquelle tout le monde peut se retrouver. Sans qu’il y ait beaucoup d’images où tu t’arrêtes en te disant « wow, celle-ci est incroyable ! »
Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?
Je me méfie de la beauté. Je suis davantage attaché à ce qu’une photo raconte qu’à sa beauté. Ce qui me bouleverse dans une image, c’est l’émotion qu’elle véhicule. L’esthétisme passe au second plan. Les images simplement belles résistent rarement à l’épreuve du temps. On les oublie.
Le plus important c’est de sentir l’intention derrière une image. À mes yeux, l’intention signifie une histoire, même si cette histoire est minuscule. Or, beaucoup de photos ne racontent rien. Il n’y a pas de petites ou de grandes histoires, seulement de bonnes ou de mauvaises histoires.
As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?
Oui, je pense.
À mes débuts, j’ai testé un tas d’appareils photo et d’objectifs. Pas mal de pellicules aussi, peut-être une quarantaine, il y avait tellement de choix dans les années 1990. À l’époque, je me posais beaucoup de questions. Dois-je photographier en couleur ou en noir et blanc ? En moyen format ou en 24×36 ?
Tout m’intéressait, tout était possible, à part le format 6×6 avec lequel je n’étais pas très à l’aise. J’ai vite réalisé que si je ne me décidais pas, je me perdrais vite. Alors j’ai opté pour un seul appareil, un seul objectif, une seule pellicule. Ce choix radical m’a permis de mettre de l’ordre dans mes idées.
D’abord, le choix de l’appareil. Je commence la photo à 24 ou 25 ans, juste après mes études. Pour gagner ma vie, je suis graphiste freelance, Caroline aussi. On décroche un gros contrat pour réaliser un important catalogue de design. C’est après cette mission que je m’offre l’appareil de mes rêves, un Leica M6.
Quelques mois plus tard, j’achète un Mamiya 7, un excellent moyen format. J’ai alors dans mon sac un objectif 35 mm sur mon Leica et un 50 mm sur le Mamiya. C’est là que je réalise que je dois faire un choix.
D’un côté le 50 mm, son côté un peu précieux et son flou délicat. Bernard Plossu, que j’admire, utilise le 50 mm. Mais je choisis le 35 mm. Un choix en apparence anodin mais qui va définir mon style. (Même si je préfère parler d’écriture).
En effet, le 35 mm impose une distance, à visualiser l’ensemble de la scène. Ce recul ajoute une certaine forme d’ambiguïté et étrangeté à ma photographie. C’est d’autant plus étrange que mon sujet est ma famille. Avec le 35 mm, j’ai l’air d’être spectateur de la vie des personnes que j’aime le plus.
En ce qui concerne mon écriture, je dirais que ma photographie est frontale et instinctive. Tout est assez net dans mes images. Je fais attention aux couleurs, à la manière d’un peintre. La pellicule que j’utilise depuis mes débuts est la Kodak Portra 400, une pellicule assez neutre, avec des couleurs douces, peu saturées.
Pour certains projets, j’utilise le numérique. Quelle douleur ! Pourtant j’essaie de travailler de la même manière en ne prenant pas des milliers d’images. J’ai opté pour un Leica M pour retrouver les mêmes sensations qu’en argentique.
Je continuerai à utiliser l’argentique tant que je peux. Combien de temps vais-je résister ? Je ne sais pas. C’est devenu tellement cher et laborieux.
Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
Je suis intuitif et instinctif quand je photographie ma famille. Pour le projet avec le loup, j’ai pensé mon sujet en amont comme je l’ai expliqué plus tôt. Cependant, une fois le projet lancé, l’instinct et l’intuition prennent le dessus. Ne pas trop intellectualiser, c’est aussi une manière de préserver la fragilité des images. C’est conserver un regard brut, apaisé et non altéré.
Par exemple, Si du ciel ne restait qu’une seule pierre (2017), une série dont je n’ai pas encore parlé.
En 2017, j’ai réalisé avec le chercheur Matthieu Gounelle un projet sur les météorites qui se sont abattues en Normandie en 1803. On a décidé de refaire le même itinéraire que le physicien Jean-Baptiste Biot, qui a découvert ces pierres tombées du ciel. On s’est appuyés sur sa carte, et à partir de ce document précis, on s’est laissés porter.
Le résultat est poétique, intuitif et sensible, loin du documentaire scientifique. On souhaitait montrer l’invisible, l’insaisissable, presque l’irréel.
Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
Je me place du côté de la poésie. Bien que je m’efforce toujours de conserver une dimension documentaire, d’être ancré dans le réel. C’est un peu contradictoire mais c’est ce que je ressens.
J’aime le hors-champ, le contre-temps, les temps morts : j’ai vu, mais le spectateur ne verra pas ce que j’ai vu. J’aime l’idée de révéler ce que l’on ne voit pas, ce que l’on ne regarde pas, ce que l’on ne veut plus regarder. Montrer ce qui nous échappe, montrer ce qui est déjà « trop tard ».
En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?
Je me suis déjà imaginé peintre ou écrivain. J’écris. L’écriture m’apaise, mais l’idée de me retrouver face à une page blanche me terrifie.
À un moment, j’ai rêvé d’être cinéaste. Plus maintenant. C’est devenu une telle industrie. Pour faire un bon film, tu es obligé de dépendre d’au moins 50 ou 60 personnes.
Aujourd’hui j’ai 50 ans. Je sais à peu près qui je suis et où je veux aller. Je suis quelqu’un de solitaire. La photographie me va bien car elle se nourrit du réel, tout du moins dans la façon dont je l’aborde. Et il est si réjouissant de savoir que le réel est « insatiable ».
Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloquée sur le plan créatif ?
Je regarde le travail d’autres photographes mais c’est la peinture qui m’aide le plus. La peinture primitive italienne ainsi que la peinture française du 19ème et du début du 20ème. Des peintres comme Degas, Matisse, Soutine et Bonnard.
Je peux aussi écouter de la musique, ou simplement courir.
Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?
Pour moi un projet n’est jamais terminé. Rien n’est figé. Tout est toujours en mouvement. Il y a toujours la possibilité d’une suite. Faire confiance au temps.
Conclusion
Si vous faites partie de la minorité à être arrivée au bout de cet article, prenez 2 min pour laisser un commentaire et me dire si vous connaissiez le travail de Julien Magre.
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Pour aller plus loin
Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir Julien Magre et son travail :
- Voir sa dernière exposition intitulée Silence à la galerie Le Réverbère à Lyon, du 12 avril au 20 juillet 2024.
- Visiter son site.
- Suivre son Instagram en cliquant sur sa tête.
Poursuivez votre lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de David Siodos.
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59 réponses sur « Dans la tête de Julien Magre »
Merci beaucoup pour votre article. Très admiratif du travail de Julien Magre, il m’a permis d’en apprendre plus sur sa manière de travailler. Je suis allé hier à la galerie du Réverbère à Lyon. Magnifique et émouvant travail photographique.
Merci Bertrand. Interview très inspirante pour laquelle Julien s’est beaucoup impliqué.
Toujours de belles découvertes sur ton site : Julien Magre, Elsa & Johanna, etc.
Très intéressant, très bien raconté et mis en images. Bonne continuation!
Merci David !
Merci pour cet article et pour cet interview pertinente.
J’apprécie beaucoup les questions concernant la genèse des projets photographiques de Julien Magre dont je ne connaissais pas l’oeuvre. Son approche légitime ma façon d’aborder moi-même mes projets photographiques. Et m’aidera certainement à dépasser mes nombreux doutes.
Une oeuvre qui m’inspire beaucoup !
C’est chouette que tu te retrouves dans le processus créatif de Julien.
Merci Catherine.
Félicitations Antoine pour ce nouvel article, une fois de plus, passionnant. L’entretien sincère et touchant révèle tout particulièrement la cohérence du travail de Julien Magre.
Une raison supplémentaire d’apprécier sa photographie.
Merci.
Merci Didier, ravi que cette nouvelle entrevue t’ait plu.
Merci Antoine ! Je me sens souvent seul à photographier ma famille, au Leica M6 et en noir & blanc. Te lire m’a permis de trouver une légitimité artistique à mon travail. Ce dont je doute souvent.
Ton article et le travail de Julien Magre me permettront peut-être de sauter le pas de l’editing pour la réalisation d’un zine par exemple.
À bientôt !
Je ne peux que t’encourager à te lancer dans la création d’un zine.
C’est formidable de voir ses images se matérialiser en un objet physique.
Merci Franck.
Merci pour cet article passionnant.
Je découvre Julien Magre et son travail très poétique. J’aime cette alternance de quotidien et de vie prise sur le vif, décadrée. Les couleurs faiblement saturées traduisent une douce mélancolie très proche du souvenir.
Cela m’a fait penser au travail de Gus Powell avec son Family car trouble.
Bravo et merci encore.
Merci Marianne. C’est vrai qu’il y a des points communs entre le travail de Julien et Family Car Trouble de Gus Powell.
Un livre qui a fait l’objet d’une de mes newsletters passées : Panne de voiture.
Tes articles sont très agréables à lire. Ce dernier ne fait pas exception, très proche des photographes et avec une écriture simple.
C’est fluide, direct, et très inspirant. Merci.
Merci Olivier.
Article passionnant, merci! Je ne connaissais pas le travail de Julien Magre, mais ça m’a donné envie d’en découvrir plus.
…Alors le pari est réussi, merci Adeline.
Bravo ! Article passionnant, je découvre un photographe attachant avec une œuvre qui interroge.
Continuez.
Merci Jean-Luc.
Merci pour cette belle découverte. Son travail sur la famille, la fratrie, me bouleverse, étant moi-même maman. Bravo!
Merci Julie.
Un nouvel article et une nouvelle découverte. Je ne connaissais pas le travail de Julien Magre, merci Antoine !
Tu sais à chaque fois retranscrire l’essentiel qui saura à la fois nous toucher et également piquer notre curiosité pour nous pousser à aller plus loin.
Et à en voir le site web du photographe, son travail est prolifique.
Il montre qu’on peut tout à fait être père de famille, profiter du temps en famille, et faire des projets photo puissants, tout en restant simple dans la mise en oeuvre. C’est fort.
J’aime beaucoup toute la diversité d’images et d’histoires qu’il est capable de mettre en série, c’est très inspirant. Et honnêtement ça impose le respect, car je pressens une masse importante d’images à sélectionner pour composer ses diverses séries.
Ce point là d’ailleurs m’intéresse, en phase d’ÉDITING : est-ce qu’il travaille un seul projet à la fois ou plusieurs projets en même temps ?
Merci Tony pour tes mots qui me touchent. Concernant ta question sur l’éditing, je ne sais pas. Je pense qu’il travaille un projet à la fois mais c’est à confirmer. Envoie lui un message sur insta, je suis sûr qu’il te répondra.
Je connaissais Julien Magre, j’apprécie son œuvre, sa démarche. Tout comme j’apprécie ta démarche dans ces entretiens.
Les deux combinés forment un tout très qualitatif et enrichissant.
Bravo à vous deux.
Merci Jean-Michel.
Un article de plus qui donne envie de sortir faire des images. Merci !
C’est aussi le but, merci Yves.
Formidable article, formidable interview, formidable photographe que je ne connaissais pas.
Je valide à cent pour cent ses choix musicaux (j’écoutais Neil Young il y a deux heures …), littéraires , cinématographiques et photographiques.
Merci pour cette découverte.
Avec plaisir, merci Gérard.
Très bonne leçon pour trouver un sujet photo.
Tout à fait Jorge.
Encore une belle découverte. J’aime la démarche, qui « se nourrit du réel ».
Je ne pense pas que l’on ne soit qu’une minorité à aller jusqu’au bout de ces articles. C’est toujours passionnant.
Merci Patrick.
Merci pour cet article passionnant sur le travail de Julien Magre que je connaissais pour l’avoir vu, notamment à la BnF.
J’adore sa façon de réfléchir à ses projets et de les organiser. Ses photos sont aussi très inspirantes. Je vais creuser son travail notamment en achetant ses livres.
Merci Florence.
Merci pour ce nouvel article. Je ne connaissais pas Julien Magre. J’aime ce travail qui vise à rendre le quotidien photogénique.
Merci Thierry
Un super article comme d’habitude qui nous permet de rentrer dans le « cerveau » du photographe. Les images ne sont pas suffisantes pour cela.
Même s’il me plaît à penser qu’une « mauvaise » photo ne peut traverser le temps que pour son auteur, une bonne n’a pas non plus la garantie d’être éternelle pour tout le monde.
Un photographe accompli aime aussi raconter, expliquer son travail au travers d’accompagnements ou d’écrits. Il doit en sentir le besoin. L’image ne suffit toujours pas. L’émotion transmise est plus forte avec un lien plus direct. Et Julien, tel Robert Frank, ressent aussi ce besoin.
Un grand artiste, une bonne personne, assurément.
Bravo Julien.
Merci Albert pour ce chouette commentaire (que Julien a partagé dans un de ses stories instagram).
Je ne le connaissais pas, c’est une belle découverte, inspirante. On cherche souvent à photographier l’exceptionnel, ce qui est hors du commun, alors que lui réduit son champ d’observation le plus souvent à sa famille… le banal, le commun, devenant ainsi l’exceptionnel.
Tout à fait, merci d’avoir partagé votre ressenti.
Une nouvelle fois, captivée par cet article ! Je connaissais très peu Julien Magre. Superbe découverte donc, du photographe et de la personne qui se dessine dans ce récit. Merci !
Avec plaisir, merci Joëlle.
Merci pour ce superbe article, toujours très intéressant comme d’habitude.
J’ai découvert Julien Magre lorsqu’il a été récompensé par le prix Niépce et que j’ai vu son expo à la BnF.
Son histoire est touchante, quelqu’un qui photographie avec les tripes. Heureux de voir qu’il adore aussi Dolorès Marat (coup de cœur à Arles cette année pour moi).
Merci Nicolas. J’aime aussi beaucoup le travail de Dolorès Marat.
Un article fouillé et remarquable, captivant comme d’habitude…
Merci Yannick, au plaisir !
Superbe article, comme d’hab.
Merci de m’avoir fait découvrir Julien, j’ai pris une claque. Son histoire, ses photos, son univers incroyable, sa poésie.
Admiratif de ces artistes qui trouvent leur « style » sans jamais se perdre.
Merci Yoann.
Merci pour cet article sur ce photographe qui m’inspire énormément.
Avec plaisir, merci Florian.
Merci pour cette lecture. Ce sont toujours des découvertes pertinentes et chaleureuses.
Avec plaisir, merci Jean-Noël.
Très bel article, merci.
Merci Patrice
Merci pour cette découverte. Vraiment génial !
Merci Patrick
Merci beaucoup pour la découverte de ce photographe que je ne connaissais pas et qui va nourrir mon inspiration.
Je vais bien sûr aller voir son exposition puisque j’habite à 200m de la galerie du Réverbère à Lyon.
Salut Jean-François,
J’ai regardé ton travail et j’aime beaucoup.
Un beau site également.
Bravo à toi.
Je suis content.
Je passerai voir l’expo si je suis de passage à Lyon.
Merci Jean-François.