Dans la tête d'Elsa & Johanna
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Photographie narrative

Dans la tête d’Elsa & Johanna

Entrez dans la tête d’Elsa Parra et Johanna Benaïnous, au plus près de leur travail, de leurs goûts, de leurs influences et de leur processus créatif.

Temps de lecture : 23 min

Sommaire

Qui sont Elsa Parra et Johanna Benaïnous ?

Elsa Parra est une artiste française née en 1990 à Bayonne. Elle est diplômée en 2015 de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Elle vit à Paris.

Johanna Benaïnous est une artiste française née en 1991 à Paris. Elle est diplômée en 2015 de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Elle vit à Paris.

C’est lors d’un échange à la School of Visual Arts de New York qu’Elsa et Johanna se rencontrent en 2014. Depuis, elles collaborent sous le nom d’Elsa & Johanna.

Le duo crée des autofictions. Elles se mettent en scène en incarnant des personnages qu’elles ont croisés, observés ou fantasmés. Leur travail explore les identités individuelles et collectives, nous interrogeant sur la manière dont nous nous montrons aux autres.

Leurs principaux projets

A Couple of Them (2016)

Le projet A Couple of Them débute à New York en 2014, l’année de leur rencontre, pour s’achever à leur retour en France. Elsa & Johanna se glissent dans la peau d’une multitude de personnages, comme autant de possibles d’elles-mêmes.

Les 88 portraits que constituent cet album fictif offrent un regard sur la jeunesse, allant de la classe moyenne des zones périurbaines aux gosses de riches.

Le duo d’artistes nous invite à réfléchir sur les notions de genre, de couple, de construction de soi et d’appartenance sociale.

Une vidéo accompagne le projet A Couple of Them :

Beyond the Shadows (2019)

Dans Beyond the Shadows, Elsa & Johanna se rendent au Canada, dans la ville de Calgary. Elles y découvrent un hyper-centre moderne, avec ses gratte-ciels et ses centres commerciaux récents.

Elsa & Johanna - Beyond the Shadows
Elsa & Johanna – Beyond the Shadows

En s’éloignant, l’ambiance change et des pavillons apparaissent. Plus loin encore, les maisons familiales sont remplacées par des ranchs et des réserves d’indiens, transformant les paysages en décors cinématographiques.

Elsa & Johanna - Beyond the Shadows
Elsa & Johanna – Beyond the Shadows

À chaque nouvel endroit, Elsa & Johanna posent leur valises et se demandent qui pourrait habiter ici, quelles histoires pourraient se cacher derrière chaque porte. Elles reconstituent des personnages qui semblent pouvoir exister dans ce lieu.

Elsa & Johanna - Beyond the Shadows
Elsa & Johanna – Beyond the Shadows

Pour développer l’identité de leurs personnages, elles imaginent les relations qu’ils entretiennent. S’entendent-ils bien ? Ou sont-ils en train de se disputer ?

Elsa & Johanna - Beyond the Shadows
Elsa & Johanna – Beyond the Shadows

Le projet aboutit en 2018 au livre Beyond the Shadows, composé de 84 images et publié aux éditions H2L2.

Palace Odyssée (2020)

Palace Odyssée est un projet réalisé à l’invitation du Palais de la Découverte, le musée scientifique situé à Paris.

Elsa & Johanna - Palace Odyssée
Elsa & Johanna – Palace Odyssée

Elsa & Johanna s’approprient le lieu pendant plusieurs semaines pour y incarner une variété de personnages, de visiteurs anonymes aux travailleurs du musée, à travers des mises en scène colorées.

The Timeless Story of Moormerland (2022)

Dans The Timeless Story of Moormerland, Elsa & Johanna nous racontent l’histoire éternelle de Moormerland, un petit village perdu au fin fond de l’Allemagne.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

Le duo poursuit leurs mises en scène en puisant cette fois leurs inspirations dans la photo de famille.

Le projet The Timeless Story of Moormerland est constitué de 160 photos réalisées en mai 2021 avec un appareil moyen format argentique, un Mamiya 645 AFD.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

La série a été exposée en 2022 au studio de la Maison Européenne de la Photographie (MEP) ainsi qu’à la Galerie La Forest Divonne fin 2023.

Elsa & Johanna reviennent sur ce projet au début de l’entrevue.

L’entrevue commence.

Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevueDans la tête” ?

Partie I : Zoom sur un projet photo d’Elsa & Johanna

Parlez-moi d’un de vos projets

The Timeless Story of Moormerland. C’est l’un de nos plus gros projets.

Tout part d’une envie

On appréhende chaque projet comme une entité distincte, structurée autour d’une thématique. De celle-ci découlent les différents éléments qui vont constituer notre projet : une esthétique spécifique, un lieu à explorer, un médium – que ce soit la photo ou la vidéo, argentique ou numérique – et des inspirations qui vont nous guider tout du long.

Depuis un moment, on avait envie d’explorer la thématique de la photo de famille, vernaculaire, celle prise à l’intérieur du cercle familial, à la fois intime et amateure. On a associé cette idée à une esthétique volontairement passéiste car elle induisait une notion de voyage dans le temps.

À partir de là, on a développé une esthétique propre au projet, à partir d’images qui nous inspiraient, que l’on a regroupées dans des moodboards au format PDF. (en voir un extrait)

Les sources d’inspiration

The Anonymous Project

Avant tout, The Anonymous Project a été un véritable vivier d’inspirations. Il s’agit d’un projet qui rassemble des images d’inconnus provenant de négatifs trouvés.

Les couleurs nous ont inspirées, mais ce sont surtout les personnages que l’on y croise, leurs vêtements, leurs poses, leurs attitudes.

On a aussi été guidées par l’univers du peintre René Magritte et par le travail de photographes : William Eggleston, Martin Parr et Tina Barney, en particulier son livre Theater of Manners (1997).

William Eggleston

Pour aller plus loin : Vous pouvez lire mon article Guide pour devenir le prochain William Eggleston

Martin Parr
Tina Barney et son livre Theater of Manners (1997)

Tina Barney a photographié sa famille dans les années 1980 et 1990. Une famille issue de la haute bourgeoisie blanche américaine. Dans Theater of Manners, la photographe pose un regard complexe sur le style de vie et les privilèges de ses proches, dans des compositions qui ressemblent à des mises en scène, révélant à la fois le luxe mais aussi des moments de tension.

C’est un livre qu’on adore.

Le choix du lieu

À partir de ces sources d’inspirations, on a imaginé les décors qui conviendraient à la photo de famille. On avait en tête des décors vivants, imprégnés de mémoire et dotés d’un potentiel de narration.

On a prospecté en France et du côté de l’Allemagne. Très vite, le potentiel cinématographique de certaines communes du nord de l’Allemagne nous a sauté aux yeux, notamment Moormerland, un petit village de Basse-Saxe, qui a donné le nom au projet.

En naviguant sur Google Street View, on a été intriguées par les grandes maisons en briques rouges et aux toits pointus qui nous rappelaient l’univers du film Big Fish (2003), comme si ces maisons étaient des personnages à part entière.

Sur des plateformes comme Abritel, on a repéré des logements à louer. La plupart étaient dans leur jus, des maisons et des appartements dont la décoration semblait figée dans les années 1950 ou 1960.

Comme cette maison située à Grabow (voir l’annonce dans son élément sur Abritel).

L’euphorie du road trip

À partir de là, on a tracé un itinéraire. En mai 2021, on prenait la route de Paris jusqu’en Allemagne, séjournant dans une vingtaine de logements, que l’on partageait parfois avec leurs habitants, souvent des personnes âgées.

Le voyage a duré 4 semaines. De Paris, on a roulé jusqu’à Francfort, puis traversé l’Allemagne du Nord, d’Ouest en Est. Plus on s’enfonçait vers l’Est, plus les décors changeaient. Des premiers villages tirés à quatre épingles près de la frontière belge, jusqu’aux paysages et aux maisons plus austères tout près de la frontière polonaise, où l’on ressentait une forme de dépouillement.

Malgré la fatigue de la conduite, on était portées par l’inspiration et le sentiment d’aventure que nous procurait ce road trip, même si l’on devait parfois rouler pendant près de 7 heures pour atteindre le prochain logement.

La construction des personnages

Dans un autre contexte, on aurait construit nos personnages pendant le voyage. Mais avec la pandémie de Covid, on a préféré anticiper en procédant aux premiers achats avant de partir.

Guidées par les moodboards, en particulier celui de The Anonymous Project, on a déniché à Emmaüs des vêtements de seconde main provenant des années 1960 ou 1970, souvent des pièces fortes, très graphiques, limites kitsch.

Au début du voyage, munies de ces fringues, chaussures, perruques et accessoires, on a fait l’ébauche de nos personnages en réalisant des croquis au crayon. Quel style vestimentaire adopterait ce personnage ? Quelle palette de couleurs le représenterait le mieux ?

Une fois en Allemagne, on a peaufiné les identités de nos personnages, tout en continuant nos achats pour avoir suffisamment de matière. On s’est rendues dans des boutiques et des friperies locales afin d’avoir des vêtements imprégnés d’une histoire, celle du lieu où l’on se trouvait.

Dès que l’on arrivait dans un nouvel endroit, on avait une vague idée de ce à quoi nous attendre, ayant repéré l’architecture de la ville et la décoration de notre hébergement.

C’est là que nos personnages prenaient véritablement forme. Le lieu influait sur qui ils seraient. On imaginait leur façon de parler, leur démarche et leurs attitudes. Ensuite, on les plaçait dans des décors pour leur donner vie et on imaginait. Que faisaient-ils le soir en rentrant après une longue journée ?

Pour nous, c’est un travail d’immersion, comme une performance. Chaque jour, on endosse un nouveau rôle que l’on joue pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. C’est pendant cette expérience physique, proche du théâtre d’improvisation, que l’on déclenche l’appareil.

Pour un portrait à deux, l’une d’entre nous prend place dans la scène tandis que l’autre ajuste le cadrage derrière l’appareil posé sur trépied. Il s’agit d’envisager la composition en s’intégrant ensuite dans le cadre. Une fois prêtes, on joue puis on déclenche avec une télécommande et un retardateur de 2 secondes.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

L’exemple de cette femme qui avait perdu un enfant

En arrivant dans cette maison, on a découvert un endroit où l’un de nos personnages aurait pu vivre.

C’était une résidence que l’on allait partager avec ses propriétaires, un couple de personnes âgées. Le lendemain, dans l’une des chambres du premier étage, on a remarqué une immense maison de poupées. À l’intérieur, l’une d’elles était habillée exactement comme le personnage féminin que l’on avait imaginé quelques jours plus tôt.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

Cette coïncidence a été le point de départ pour imaginer une histoire autour de cette femme. Elle avait perdu un enfant, et parfois, elle se rendait dans cette petite chambre pour se retrouver avec ses souvenirs.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

La création d’une narration

Les jours passèrent et toute une galerie de personnages prirent vie, dont plusieurs archétypes de la mère au foyer. Comme ces voisines qui discutent autour d’un café sur la terrasse pendant que leurs enfants sont au foot. Ou ces femmes juives orthodoxes qui prennent le thé dans un salon aux murs fleuris.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

Les personnages que l’on a créés sont pour la plupart prisonniers de leur propre rôle, de leur vie dans des pavillons de banlieue. Les décors nous ont incitées à aller dans cette direction.

Peu à peu, une narration a émergé, mettant en scène la dualité entre la vie domestique et la vie de quartier, dans une banlieue du nord de l’Allemagne. Il s’agissait d’explorer la relation entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intimité et la sphère publique, entre ce que l’on montre de soi et ce que l’on vit chez soi.

À mesure que le projet progressait, on a réalisé que l’on voulait reconstituer la mémoire d’un village fictif. Comme si des photographes avaient véritablement documenté le village de Moormerland, en se liant avec ses habitants et en capturant des moments d’intimité.

Cette dimension imaginaire et fictive nous a plu. On avait en tête le film The Truman Show (1998) de Peter Weir, dont le protagoniste, joué par Jim Carrey, habite dans une ville fictive nommée Seahaven, qui s’avère être une sorte de télé-réalité. Toute sa vie est mise en scène et surveillé 24 heures sur 24 par des caméras cachées.

Racontez-moi une photo de ce projet

The Black Eagle” ! C’est l’une de nos images préférées.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

Dans le nord-est de l’Allemagne, on logeait dans une vaste demeure en pleine forêt, au coeur d’une réserve de chasse, ce qui constituait un décor singulier, propice à l’imagination. Sans compter les lumières tamisées, les murs couverts de bois et la forte odeur de tabac froid qui imprégnait l’ensemble de la maison.

Malgré le froid glacial dû à l’absence de chauffage, notre chambre était chaleureuse, grâce à la présence d’un lit capitonné aux motifs fleuris et d’une moquette moelleuse. En fin de journée, la pièce se baignait de soleil, projetant sur les murs des ombres qui évoquaient les fenêtres d’un train en mouvement.

Dans cette scène, Johanna joue le rôle d’une femme, prisonnière de sa relation de couple. Elle n’est pas heureuse, elle suffoque. Chaque jour, à la même heure, tel un rituel ou une fatalité, elle profite de cette brève lumière pour s’allonger sur son lit, les bras étendus. Autour de ses poignets, des bracelets semblables à des chaînes la transforment en symbole, rappelant le Christ.

Pour nous, le décor et les personnages que nous jouons servent à immerger le spectateur dans une histoire, imprégnée d’éléments de l’imaginaire collectif. On a intitulé cette photo “The Black Eagle” comme l’aigle en plein vol, visible sur un des tableaux accrochés au mur.

Partie II : Les goûts et les inspirations d’Elsa & Johanna

Un album que vous avez beaucoup écouté

Elsa Parra

American Recordings (1994) de Johnny Cash.

Écouter l’album sur Spotify ou Deezer.

Johanna Benaïnous

The Dark Side of the Moon (1973) de Pink Floyd.

Écouter l’album sur Spotify ou Deezer.

Un roman qui a éveillé quelque chose en vous

Elsa Parra

Papillon de nuit (2015) de R.J. Ellory.

Lire Papillon de nuit.

Johanna Benaïnous

L’île des gauchers (1995) d’Alexandre Jardin.

Lire L’île des gauchers.

Un film dont vous vous sentez proche

Elsa Parra

Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski.

Voir Rosemary’s Baby sur Allociné.

Johanna Benaïnous

Volver (2006) de Pedro Almodóvar.

Voir Volver sur Allociné.

Où trouvez-vous l’inspiration ?

On s’inspire de l’art en général.

La photographie bien sûr, mais aussi le cinéma avec des cinéastes comme David Lynch, Alfred Hitchcock, Agnès Varda et Wes Anderson pour son sens du cadrage. Du travail de peintres, comme Edward Hopper, René Magritte et David Hockney.

Tous ces artistes sont dotés d’un sens aigu de la narration, où des histoires de personnages sont racontées à travers une attention portée à la mise en scène, aux couleurs, au cadrage et aux détails.

On s’inspire aussi de l’imaginaire collectif de notre génération née dans les années 1990. Celle qui a grandi sans Internet avant de le découvrir à l’adolescence. Nos mémoires sont imprégnées de références culturelles qui transcendent nos origines sociales, façonnées par les séries télé, les films et les musiques qui ont marqué cette époque.

On est aussi nourries par nos expériences personnelles, filtrées par notre mémoire et les années. Cela inclut les relations que l’on a entretenues, les instants marquants que l’on a vécus, et même des rencontres éphémères. Par exemple, les souvenirs de camarades de classe nous ramènent à une époque révolue où notre cercle social était différent.

Dans Les Douze Heures du Jour et de la Nuit (2022), notre dernière série sur les femmes, un personnage a été imaginé d’après les souvenirs d’une de nous deux. Johanna s’est souvenue d’une fille de son collège en Bretagne, Yasmina. Elle a créé un personnage à partir de ses souvenirs, reconstitués par le temps, la mémoire et l’imaginaire.

Les photographes qui vous inspirent

Beaucoup de photographes nous inspirent, la plupart sont des photographes nord-américains.

Outre William Eggleston que l’on a cité précédemment, nous pouvons évoquer Diane Arbus, Stephen Shore, Philip-Lorca diCorcia, Gregory Crewdson ou encore Jeff Wall qui est canadien.

Diane Arbus

Stephen Shore

Philip-Lorca diCorcia

Gregory Crewdson

Jeff Wall

Du côté des Européens, il y a le britannique Martin Parr déjà cité, mais aussi Hannah Starkey et le belge Harry Gruyaert pour son travail sur la couleur.

Hannah Starkey

Harry Gruyaert

Enfin, du côté des portraitistes, on peut citer la néerlandaise Rineke Dijkstra.

Rineke Dijkstra

Un livre photo sur lequel vous revenez souvent

Exactitudes (2002) de Ellie Uyttenbroek et Ari Versluis. C’est un livre génial ! Pour nous, c’est un tel vivier de personnalités et d’archétypes.

Le projet Exactitudes commence en octobre 1994 par un petit travail de commande. Les deux photographes néerlandais se rendent à Rotterdam aux Pays-Bas pour réaliser un reportage sur les gabbers, les fans de techno hardcore.

Exactitudes - Gabbers

Uyttenbroek et Versluis sont frappés par la ressemblance de tous ces hommes. Même âge, mêmes vêtements, même attitude. Dès lors, ils renforcent leur dispositif de prise de vue en demandant aux sujets suivants de prendre une même pose.

Ainsi naît le projet Exactitudes.

À ce jour, 176 planches ont été créées comme autant de sous-cultures, toutes visibles sur leur site : Exactitudes.

Pour aller plus loin : Vous pouvez lire ma newsletter sur Exactitudes.

Partie III : Le processus créatif d’Elsa & Johanna

Qu’est-ce qui vient en premier chez vous : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?

Généralement, l’idée d’un projet mûrit pendant une ou deux années.

On réfléchit à un lieu qui puisse incarner cette idée. Ce lieu agit comme une contrainte créative que nous nous imposons à nous-mêmes. Ce que l’on projette sur ce lieu nous suggère une esthétique, fruit d’une exploration stylistique et thématique centrée sur des personnages.

Notre désir esthétique initial se confronte à la réalité du lieu, aux idées qui émergent une fois sur place, et à nos expérimentations que l’on peut rapprocher du théâtre d’improvisation puisque rien n’est préparé.

Quels éléments clés doivent être présents lorsque vous créez un projet photo ?

On doit prévoir un ou plusieurs lieux où se rendre, en fonction de la thématique que l’on aborde. Cela implique d’avoir une idée des personnages à créer et des histoires à raconter. Mais aussi d’avoir réfléchi à l’aspect esthétique de notre projet. Sinon, pourquoi aller dans ces endroits ?

L’élément le plus important, c’est le lieu où on travaille. S’agit-il d’un huis clos ? Va-t-on explorer un seul et même endroit ? Ensuite viennent les histoires, les personnages et les émotions qui les traversent : l’amour, la solitude, la mélancolie, la joie… Par exemple, on imagine deux personnages à un dîner d’anniversaire, un dimanche soir, il pleut. Que se passe-t-il ? À partir de ce postulat, on imagine. C’est ainsi que l’on travaille.

Un autre élément qui doit être présent, c’est le rendu pictural, qui implique un médium et un moyen de réalisation. Va-t-on travailler en argentique ou en numérique ? Va-t-on aussi utiliser la vidéo ?

Pour chaque projet on essaie de se challenger, pour ne pas s’habituer à un processus. Nos séries sont souvent longues, avec plus d’une centaine de photos. Dans The Timeless Story of Moormerland, on avait envie d’une narration plus courte. Au final, on n’a pas réussi (rire). Le projet se compose de 160 photographies.

Comment considérez-vous la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?

On ne se concentre pas sur la création de photographies individuelles marquantes. Notre intérêt se porte davantage sur les séquences et les séries, car c’est la résonance entre les images qui stimule notre créativité.

Toutefois, on s’efforce de produire des images dont on se souvient. Et il s’avère que les images dont on se souvient sont souvent des photos fortes. Les nôtres s’inscrivent dans cette logique, étant soigneusement composées, avec des perspectives qui attirent le regard et une palette de couleurs spécifique. Ce que l’on recherche, c’est avant tout une forme d’harmonie dans nos images, tant dans leur construction que dans leur capacité à susciter des émotions.

The Timeless Story of Moormerland contient beaucoup d’images, dont la plupart montrent des personnes. Pour ne pas avoir que des visages, on a intégré des images plus légères, des natures mortes notamment.

Elsa & Johanna - The Timeless Story of Moormerland
Elsa & Johanna – The Timeless Story of Moormerland

Quelle relation entretenez-vous avec le concept de beauté en photographie ?

On se méfie des belles photos lorsque celles-ci n’expriment rien. Bien sûr l’esthétique est importante pour nous. C’est à partir d’elle que l’on va attirer le spectateur et le toucher. C’est à travers la beauté que l’on cherche à transmettre une émotion ou une vibration positive. Mais la beauté est propre à chacun. On peut trouver quelque chose de beau alors que notre voisin, non.

Avez-vous ce que l’on appelle un « style photographique » ?

Oui, on peut dire que l’on a créé un style Elsa & Johanna, une entité à part, qui est en quelque sorte le résultat de la fusion de nos deux sens esthétiques.

Ce style se caractérise par une approche spécifique de la couleur, une attention portée à la composition, aux décors, aux matières et à la lumière, souvent naturelle. Aussi, il est marqué par le caractère autofictionnel de notre travail dans lequel nos visages apparaissent constamment.

Comment définiriez-vous votre approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?

Plus intuitif, disons 60 % intuitif et 40 % intellectuel. La prise de vue est très intuitive, et heureusement ! Parce qu’on fait des photographies qui se vivent.

Avant et après, il y a des phases d’intellectualisation où l’on échange ensemble. On réfléchit à l’histoire que l’on veut raconter. Ça passe aussi par l’exploration philosophique du message que l’on veut faire passer et par l’introduction des références sur lesquelles on s’appuie.

Comment définiriez-vous votre photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?

Peut-être 50/50. D’un côté, notre travail s’ancre dans une forme de réalité et se veut un témoignage de notre société. De l’autre, il est aussi poétique et fictionnel.

En supposant que vous photographiez aujourd’hui avec ce que vous considérez comme votre voix naturelle, avez-vous déjà souhaité que votre voix soit différente ?

Parfois, on envie ces photographes qui se baladent tout le temps avec un appareil sur eux et s’expriment de manière très spontanée. On aimerait le faire, mais notre travail au sein d’Elsa & Johanna ne nous le permet pas forcément.

On a créé un processus créatif commun, avec beaucoup de libertés mais aussi ses propres contraintes. On respecte une suite d’étapes, une sorte de méthode afin de ne pas partir dans tous les sens.

Que faites-vous lorsque vous doutez ou vous vous sentez bloquées sur le plan créatif ?

Au cours du projet, il y a toujours un moment où l’on doute. L’avantage d’être à deux, c’est que l’on peut en parler. On se rassure. Oui, on est fatiguées, mais ça va passer. Si nos doutes persistent, cela signifie souvent qu’une remise en question est nécessaire, et même si c’est parfois désagréable, c’est souvent pour le mieux et ça nous permet d’avancer.

Pendant une résidence de 2 mois dans le Perche, notre appartement s’était transformé en grand dressing. Il y avait des vêtements dans tous les sens, c’était le chaos. On avançait à l’aveugle. Sur les murs, on avait accroché tout un tas d’inspirations, des peintures et des photos qui nous intéressaient. Mais à un moment, toutes ces références étaient devenues étouffantes. Ce n’était plus possible. Il y avait trop d’images, cela nous empêchait de nous projeter et de suivre simplement notre intuition. On a alors décidé de tout retirer pour revenir à un espace plus neutre.

Au final, cet état de doute a duré plusieurs semaines, et à force de remises en question, de recherches et d’essais, on a finalement trouvé le fil rouge de notre projet.

Une mauvaise organisation peut aussi encombrer notre processus créatif. Comme ce dernier est très intense et immersif, on se laisse parfois déborder par celui-ci. On est donc obligées de restructurer constamment notre travail, afin de garder le cap.

Comment savez-vous qu’un projet photo est terminé ?

La prise de vue se conclut une fois que l’on a quitté le lieu, généralement après deux semaines voire un mois à travailler non-stop. On préfère travailler de manière intensive et immersive durant une période définie. C’est ainsi que l’on est le plus concentrées.

Après la prise de vue, on entame la longue phase d’editing qui peut durer plusieurs mois voire plus d’un an, comme ce fut le cas pour The Timeless Story of Moormerland. On laisse nos images « reposer » pour les revoir plus tard avec un œil neuf.

On envisage l’editing comme un entonnoir avec plusieurs phases de sélection de plus en plus étroites, jusqu’à ce que les images ne se répètent pas et que l’ensemble nous paraisse cohérent.

Enfin, on passe à l’étape de post-traitement et on retouche les images. Même après cette étape, il nous arrive d’affiner encore la sélection.

Conclusion

Si vous êtes arrivé·e au bout de cet article, prenez 2 min pour me dire ce que vous évoque le travail et le processus créatif partagé par Elsa & Johanna.

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Pour aller plus loin

Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir le travail d’Elsa & Johanna :

  • Le duo parle de leur travail pendant près de 35 min dans l’excellent podcast Vision(s).
  • Leur série A Couple of Them sera exposée en Normandie, à Perche-en-Nocé, du 27 avril au 2 juin 2024, dans le cadre du Champ des Impossibles.
  • Suivre leur Instagram en cliquant sur leur tête, Elsa la blonde, Johanna la brune.

Poursuivez votre lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de Julien Magre.

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14 réponses sur « Dans la tête d’Elsa & Johanna »

Un excellent article sur un duo d’artistes super douées. Je suis toutefois surpris qu’elles n’aient pas inclus Cindy Sherman dans leurs sources d’inspiration. J’y vois un petit air de famille…

C’est vrai que Elsa & Johanna ne l’ont ont pas citée dans leurs inspirations. Peut-être créent-elles en opposition au travail de Cindy Sherman. Ce qui est certain, c’est qu’elles connaissent son travail…

Un duo de talent qui renouvelle l’art de l’autoportrait en France. Merci pour cet article !

Reportage très intéressant sur ce duo de talent ! Belles références aussi. Merci pour ce beau travail, comme toujours.

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