Comment exposer au plus grand musée d’art moderne du monde quand on est un photographe autodidacte, non-conformiste et isolé ? C’est l’histoire de William Eggleston. Elle est plus folle que ce que vous imaginez.
Temps de lecture : 23 min
Sommaire
Introduction
Quand j’envisage d’écrire un article sur un photographe qui m’inspire, je commence par feuilleter un de ses bouquins. Pour William Eggleston, c’était simple, je n’en ai qu’un dans ma bibliothèque : The Guide.
Je l’ai depuis quelques mois et je me souviens avoir été déçu quand je l’ai ouvert la première fois. Nouvel essai et même déception. Certaines photos semblent incroyablement quelconques, et puis les images sont trop petites, l’impression pas extraordinaire, bref.
Je persévère. Je fais une razzia de tout ce que je trouve d’Eggleston dans les bibliothèques de Paris, commence à lire des articles, à regarder des interviews de lui par-ci par-là. Et je ne sais pas, quelque chose se passe, une affinité, un coup de coeur, un truc presque magique.
Dans cet article, j’essaie de comprendre à travers sa personnalité, sa vie, son oeuvre, ses influences, comment on en vient à prendre de telles images.
L’article est à l’image d’Eggleston : analytique, absolu et jusqu’au-boutiste. Bonne lecture.
William Eggleston, un garçon brillant mais étrange
Le goût de l’expérimentation
William Eggleston termine ses études d’art en juillet 1963 à l’Université d’Oxford dans l’État du Mississippi. Pour tout vous dire, la fac est la dernière de ses préoccupations du moment. Avec deux amis, il s’apprête à essayer le peyotl (prononcez « péyote »).
Les trois hommes sont perplexes devant le cactus vert acheté par correspondance dans une pépinière de Laredo, au Texas. Ils le sortent de sa boîte en carton. Il fait la taille d’une balle de tennis et semble prédécoupé en huit morceaux égaux.
Ils en saisissent chacun un, enlèvent méticuleusement la peau et commencent à mâcher la chair. Un goût atrocement amer se diffuse dans la bouche. Ils le font passer avec de l’ouzo, un alcool grec à base d’anis, et des cigarettes. Le reste du cactus est infusé dans du thé.
Au bout d’un certain temps, les effets apparaissent. Ils restent assis en silence dans une sorte de phase introspective. Puis ils rient un moment. L’un des deux amis cite Allen Ginsberg et William S. Burroughs, les fameux auteurs de la beat generation. L’autre se lève soudainement du canapé et entame une sorte de danse des esprits.
Immobile, Eggleston le fixe, dans une concentration sombre et intense. L’autre lui demande ce qu’il regarde. « Toi » dit Eggleston. « Tu vibres en rouge. » Gardant son expression solennelle, Eggleston se redresse et annonce qu’ils doivent immédiatement partir pour Laredo – treize heures de route – afin de se procurer plus de peyotl.
Au volant de sa Buick, Eggleston ne s’arrête que pour l’essence et plus de cigarettes.
Sur le chemin, la radio joue la musique de Memphis qui doit ressembler à cette playlist Spotify :
Arrivés à Laredo, sans sommeil et toujours désorientés, ils se présentent à la propriétaire, une mexicaine d’âge moyen. Ils la remercient pour l’envoi et font le plein de cactus. Eggleston insiste pour traverser la frontière mexicaine.
Ils errent dans les rues de Nuevo Laredo, s’arrêtent dans des bars au hasard. Ils atterrissent finalement dans une cabane en bois à l’écart de la ville, où ils mangent de la viande de coyote. Les trois amis se balancent doucement en direction d’un juke-box lumineux, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent.
À un moment donné à Nuevo Laredo, alors qu’il était encore conscient, l’un des amis a interrogé Eggleston à propos de ce rouge qu’il a vu vibrer à Oxford. Il voulait savoir s’il l’avait revu après. « Il y a toujours du rouge, c’est ma couleur », lui a répondu Eggleston. « Mais je n’ai jamais vu une nuance de rouge comme celle-ci », admit-il.
Le non-conformisme de William Eggleston
Le lendemain matin, le réveil est dur, Eggleston émerge difficilement. Il a tout juste 24 ans et vient de passer 6 années à l’université sans obtenir le moindre diplôme. En même temps, il est difficile d’espérer autre chose en ne se présentant pas aux examens. La raison ? Il raconte :
« Je n’ai eu aucun diplôme parce je trouvais que passer des examens n’avait aucun sens. Comme je refusais de les passer, je devais convaincre le doyen de me laisser revenir chaque année. Et c’était difficile car il ne pensait pas que j’étais spécialement doué. »
Eggleston a toujours eu le goût de l’expérimentation et de la marge.
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Peu de temps après sa naissance en 1939, son père est appelé sous les drapeaux et rejoint l’US Navy. Sa mère déménage alors en Floride où se situe la base militaire. Jusqu’à ses 11 ans, William est surtout élevé par ses grands-parents maternels, propriétaires aisés de plantations de coton. Il passe ainsi son temps entre la Floride et la maison de ses grands-parents à Sumner, dans le Mississippi.
Son enfance est idyllique. Il jouit d’une grande liberté, dessine et pratique le piano en autodidacte. Dès qu’il entend une mélodie, il est capable de la jouer immédiatement. Génie.
Le petit William a 10 ans lorsque son grand-père lui offre son premier appareil photo : un Kodak Brownie Hawkeye, une simple boîte photographique.
Malheureusement, il est rapidement déçu. Il est frustré que la scène soit nette dans le viseur mais le résultat flou :
« J’ai pris quelques photos de mon chien, mais elles n’étaient pas très bonnes, et j’ai complètement abandonné l’idée de prendre des photos. »
Sa mère dit de lui que « c’est un garçon brillant mais étrange », avec une véritable fascination pour les gadgets électroniques.
Adolescent, il va même construire un magnétophone qu’il utilisera pour écouter et enregistrer les conversations de la famille.
C’est à cette période que son style vestimentaire va être en décalage par rapport aux autres jeunes de son âge. Il commence à porter un costume, en opposition marquée avec la mode de l’époque qui est en train devenir plus décontractée. Même plus tard, avec le mouvement hippie, le look d’Eggleston ne changera pas. Son apparence sérieuse est souvent en contradiction avec son comportement peu conventionnel. Dandy punk.
Coup de foudre analogique
En 1957, un événement fondamental survient lors de sa première année de fac à Nashville, dans le Tennessee. Un jour, son ami Tom Buchanan, frappe à la porte de sa chambre universitaire et lui propose : « Je vais à Dury’s, le magasin d’appareils photos dans le centre, tu viens ? » Tom insiste pour que William achète un télémètre Canon Rangefinder. Il accepte.
Aussitôt, il se dirige vers Centennial Park avec son nouvel appareil et prend quelques images de la reproduction du Parthénon. Quand il voit les photos développées, il est étonné de voir à quel point elles sont parfaites. Les frustrations photographiques de l’enfance sont balayées :
« À ce moment-là, j’ai compris que la photographie était pour moi. »
Il en devient accro, ses études passent au second plan :
« J’ai immédiatement perdu tout intérêt pour mes autres cours. J’ai arrêté d’y assister. »
En 1959, un copain du même couloir de sa résidence universitaire lui montre sa collection d’appareils photos et de livres photos. William lui en emprunte, notamment Images à la sauvette (traduit en anglais sous le titre The Decisive Moment) d’Henri Cartier-Bresson (1952) et American Photographs de Walker Evans (1938). C’est le choc.
Le défi des influences : Cartier-Bresson et Evans
Dans l’une des rares interviews où il ne pratique pas la stratégie de l’évitement ou de la réponse insignifiante, voire monosyllabique, Eggleston reconnait d’abord sa dette envers Walker Evans, puis nuance considérablement son propos :
« S’il y avait une chose dans le travail d’Evans qui me déplaisait, c’était sa détermination à toujours utiliser cette même vue strictement frontale. Je n’ai jamais beaucoup apprécié les photographies présentant un tel champ frontal. »
Préface de Ancien and Modern, interview par Mark Holborn (1992)
À l’inverse, Henri Cartier-Bresson est une révélation :
« À la différence des autres photos de l’époque, celles d’Henri Cartier-Bresson puisaient leur source dans la peinture, elles avaient quelque chose à voir avec des grands maîtres comme Degas, Toulouse-Lautrec, Matisse. Pour moi, c’était les premières photos qui s’inspiraient de ces peintres. »
Les Inrockuptibles du 18/08/2004 au moment de la mort d’Henri Cartier-Bresson
Il précise :
« Cartier-Bresson avait des angles comme Degas ou Toulouse-Lautrec. Je crois que je comprenais Evans, mais ma vraie découverte a été Cartier-Bresson. »
Préface de Ancien and Modern, interview par Mark Holborn (1992)
Eggleston va se construire à la fois à travers et en opposition au travail d’Evans et Cartier-Bresson.
Le vernaculaire d’Evans
Explorer l’ordinaire, le terne, l’insipide
À l’époque, ce qui est considéré comme de la photographie d’art, ce sont les paysages idéalisés d’Ansel Adams pris à la chambre grand format. Une technique perfectionnée à l’extrême, du détail et de la netteté partout. Je pense qu’Adams aurait bégayé si on lui avait parlé de « bokeh ».
Dès les années 1920, les photographes ambitieux s’écartent des sujets lyriques et commencent à explorer l’ordinaire, le terne, l’insipide. C’est le cas de Walker Evans. L’exposition du Museum of Modern Art de New York (MoMA) qui lui est consacrée en 1971, quatre ans avant sa mort, s’ouvre sur cette citation du poète Walt Whitman :
« Je suis convaincu que la majesté et la beauté du monde se trouvent, à l’état latent, dans la moindre de ses parcelles…
Je suis convaincu qu’il y a dans les choses insignifiantes, les insectes, les gens vulgaires, les esclaves, les nains, les mauvaises herbes, le rebut, beaucoup plus que je ne croyais… »
Dans l’esprit de Whitman, il ne s’agit pas d’abolir la beauté, mais de la généraliser. Il devient alors superficiel de désigner certaines choses comme belles, à l’exclusion des autres. Il devient arbitraire de faire de certains moments de la vie quelque chose d’important et de traiter tout le reste d’insignifiant.
Walker Evans rompt avec les paysages romantiques d’Ansel Adams. Dans les années 1930 et 1940, il documente la pauvreté du sud des États-Unis, victime de la crise de 1929.
Il se passionne pour tous ces infimes détails du quotidien, cette culture invisible et non répertoriée : des anonymes, sans nom et sans-grade, l’intérieur de leur maison, des baraques en bois décrépies, des devantures de magasins, des églises de campagne, des carcasses d’automobiles, des pancartes et des affiches publicitaires :
Dès ses premières photos, Eggleston retient d’Evans le goût pour les motifs vernaculaires, c’est-à-dire dont le sujet est la vie de tous les jours :
L’approche d’Evans vs Eggleston
Prenons comme exemple les deux voitures ci-dessous, l’une photographiée par Evans, l’autre par Eggleston :
Quelles sont les différences et les points communs ?
Attribut | Evans | Eggleston |
---|---|---|
frontalité | face au sujet | en plongée |
planéité | aucune profondeur, l’image est « plate » | beaucoup de profondeur, le grand angle accentue cette sensation |
cadrage | aucun obstacle ne masque la moindre partie, pas de hors-champ suggéré | les roues sont masquées, l’image se prolonge à l’extérieur du cadre |
emplacement du sujet | au centre de l’image | au centre de l’image |
La stratégie employée par Walker Evans est la sincérité. L’idée est que la transparence de l’image permette de documenter la pauvreté de manière la plus objective possible.
Quant à Eggleston, ses sujets sont également centrés mais rarement photographiés frontalement. Ses photos ont une profondeur et suggèrent un hors-champ. Eggleston veut s’exprimer de manière subjective.
L’élan de la subjectivité
William Eggleston n’est pas le seul à s’affirmer contre le dogme de l’objectivité. À partir des années 1940 et 1950, dans l’art, le monde est désormais perçu comme peu sincère et peu honnête, voire plus crédible du tout :
- En peinture, avec la montée de l’expressionnisme abstrait américain.
- En littérature, avec la percée des écrivains de la beat generation.
Toute une génération de photographes vont privilégier l’expérience subjective :
- La subjectivité nomade d’une vision mélancolique (Robert Frank).
- L’obstacle, l’écran et la collision spatiale (Lee Friedlander).
- Le hasard, le choc et l’étrangeté urbaine (Gary Winogrand).
La photographie documentaire de Walker Evans est petit à petit déjouée, perturbée, mise à distance ou en échec. L’apport d’Henri Cartier-Bresson va être capital pour permettre à Eggleston de casser ce modèle.
La frontalité de Cartier-Bresson
Ce que retient Eggleston de Cartier-Bresson
- Un espace profond
Henri Cartier-Bresson choisit généralement un cadre avec de la profondeur. Une fois cet espace repéré et un point de vue choisi, il se poste en embuscade avec son Leica, en attendant que viennent s’inscrire dans le viseur, des corps, des visages ou des groupes de personnes comme sur la photo ci-dessous :
Les premières images en noir et blanc d’Eggleston montrent des sujets autour de chez lui, non pas de face mais de biais, créant ainsi une impression de profondeur comparable à celle de Cartier-Bresson :
- Le caractère cinématographique
Les images de Cartier-Bresson ont un avant et un après, elles sont la captation d’un instant dans une continuité d’action, comme ici :
Cartier-Bresson a toujours rêvé de créer l’image unique qui à elle seule, grâce à son cadre, à la gestuelle des protagonistes et aux lignes de leurs regards, résumerait tous les éléments d’une action forte, à l’intérieur d’une composition convaincante.
C’est le fameux « instant décisif ».
Les premières images d’Eggleston entrent dans cette définition :
De parfaits faux Cartier-Bresson
Eggleston finit par si bien intérioriser les schémas de composition du photographe français qu’il a du mal à se libérer de son influence, aussi marquante que contraignante :
« Je ne m’imaginais pas faire autre chose que de parfaits faux Cartier-Bresson. »
La photo ci-dessous en est un bon exemple. La composition semble presque calquée sur une célèbre photo de Cartier-Bresson :
En 1964, il se marie à Rosa, issue de l’une des familles les plus puissantes dans la production de coton du Mississippi.
Ils s’installent à Memphis. Eggleston a sa propre chambre noire, où il commence à développer ses photographies en noir et blanc.
Les premières années, Rosa et William voyagent beaucoup. À travers les États-Unis, au Mexique, en Europe aussi, notamment à Paris.
À cette époque, Eggleston a la sensation qu’il ne pourra prendre des photos significatives qu’à Paris. Arrivé dans la capitale, il ne visualise la ville qu’à travers les photos de Cartier-Bresson. Il sent que le thème est déjà pourvu et qu’il ne reste rien à faire pour lui.
Lors de ce séjour, il ne prend pas la moindre photo. Le cliché du jeune photographe, endormi à côté du livre Les Européens de Cartier-Bresson (1955), est un clin d’oeil à cette crise artistique :
Le monde en couleurs selon William Eggleston
Vers la couleur
En finir avec Cartier-Bresson
De retour à Memphis, il se lamente auprès de son ami, le peintre Tom Young : « Je n’aime pas particulièrement ce qu’il y a autour de moi ». Quand Young lui rétorque que cela pourrait justement être une raison de faire des photographies, Eggleston lui répond : « Tu sais que ce n’est pas une mauvaise idée. »
Au moment où il devient clair pour lui qu’il doit chercher ses sujets autour de chez lui, il prend conscience d’un univers jusqu’alors négligé par la photographie contemporaine :
« Il m’a fallu accepter le fait que ce que je devais faire, c’était d’aller chercher des paysages inexplorés. Ce qui était nouveau à l’époque, c’étaient les centres commerciaux. Alors je les ai pris en photo. »
Extrait de From Black and White to Color (1992)
Première photo couleur
Toujours en 1964, Eggleston rencontre l’artiste William Christenberry, venu enseigner à la Memphis State University. Depuis quelques années, Christenberry utilise un appareil photo dans son processus de création. Il prend des photos couleur de ses sujets pour conserver des informations en vue des tableaux qu’il peindra par la suite.
Un jour, Eggleston est invité par Christenberry dans son atelier. Il y découvre les petits tirages couleur qui le fascinent.
À l’époque, l’utilisation de la photographie couleur dans un contexte artistique est rare. Les photographes avec des ambitions artistiques ne travaillent pas en couleur, mais se soumettent au dogme du noir et blanc.
En 1965, Eggleston commence à expérimenter le film négatif couleur.
Les premières tentatives sont infructueuses, et c’est surtout l’exposition qui pose problème. Une nuit, il reste éveillé pour comprendre ce qu’il doit améliorer. Il a en tête de surexposer le film pour que toutes les couleurs soient présentes.
Il a prévu de se rendre le lendemain à Montesi’s, le grand supermarché de Madison Avenue à Memphis. « C’est un bon endroit pour essayer des choses », se dit-il. Eggleston se souvient :
« Alors tout alla comme sur des roulettes. Du jour au lendemain. La première image, je me rappelle, c’était un gars poussant des chariots de supermarché. Un type du genre boutonneux avec des tâches de rousseur dans la lumière du soir. Une assez bonne photo, à vrai dire. »
Citation de William Eggleston dans From Black and White to Color (1992)
La couleur ne contribue pas seulement à une meilleure description du sujet, mais change la charge émotionnelle des images. La lumière chaude donne à l’image une note sympathique au jeune homme.
Instantanés nocturnes
Eggleston ne développe pas lui-même ses images couleur. Il se rend dans un laboratoire de développement photos situé dans un drugstore ouvert 24h/24.
Pas le genre de laboratoire avec une approche artistique. On y développe plutôt des photos de mariages, de communions, d’enfants, que les familles commencent à faire développer de façon massive.
Eggleston a d’ailleurs un copain qui fait partie de l’équipe de nuit. Il lui rend régulièrement visite et partage avec lui quelques bières. Il observe :
« J’ai commencé à regarder ces photos sortir – elles sortent en long ruban – et bien que la plupart soient des accidents, certaines d’entre elles étaient absolument magnifiques. J’ai commencé à passer toutes les nuits à regarder ces rubans de photos. »
Eggleston est attiré par le désordre et l’imperfection apparents de ces photos. L’image n’est pas droite. Ce n’est pas bien fait. Elle n’est pas composée. Elle n’est pas pensée.
Ce type de photographie qu’il appelle « snapshot » (instantané) semble accessible, compréhensible et authentique. Il sent qu’il y a une opportunité d’intégrer consciemment le langage formel de l’instantané dans son travail photographique, et ainsi fouler un nouveau terrain artistique.
Le dye-transfer, le facteur X
New-York, passage obligé
Les tirages qu’Eggleston récupère du drugstore ont des couleurs parfois douteuses. Du coup, en 1967, il se met à utiliser des diapositives couleur Kodachrome. Il commence à projeter les diapositives chez lui, les montre à sa famille et à ses amis.
La même année, lors d’un voyage à New York, il rencontre John Szarkowski du MoMA, mi-conservateur de la photographie, mi-gourou.
Leur rencontre est assez drôle. Eggleston se présente un jour à l’entrée du MoMA avec des valises remplies de diapositives et de tirages papier, y compris ceux en noir et blanc. Il doit les laisser au musée et revenir le lendemain comme un photographe lambda.
Le jour d’après, il a rendez-vous avec Szarkowski. Pas de suspense, ce dernier reconnait la qualité de la photographie d’Eggleston : « Je n’avais rien de vu de tel auparavant. »
Il ne cesse de faire la promotion de la couleur. Eggleston se souvient :
« John m’encourageait tout le temps à photographier en couleur. Je l’aurais fait de toute façon. Mais ça a aidé. »
Szarkowski a également fait l’éloge de la couleur auprès de Joel Meyerowitz (allez lire mon article).
Szarkowski le met aussi en contact avec Diane Arbus, Lee Friedlander, Garry Winogrand et Joel Meyerowitz. Eggleston leur rend visite, ils se montrent mutuellement leur travail.
Une nuit chez Meyerowitz, Eggleston regarde pendant des heures des centaines de diapositives couleur du new-yorkais. Au petit matin, après avoir descendu une demi-bouteille de whisky, il se lève et lance d’un ton définitif :
« C’est de la couleur qu’il faut faire. »
Extrait de l’émission Sur les Docks sur France Culture : Le cas William Eggleston
Les 2 premiers dye-transfer
A partir de 1972, Eggleston utilise à nouveau les films négatifs couleur, qui se sont grandement améliorés.
Beau pied de nez à l’Histoire, en 1973, il est invité à enseigner à l’Université d’Harvard. Ce devait être assez folklo d’avoir Eggleston en tant que prof. À cette époque, un ami décrit leurs nuits ensemble comme « des fêtes floues et indéterminées, passées principalement à boire, prendre des quaaludes et ramper sur le sol. »
Entre deux cours, il découvre l’impression par transfert de colorant, le fameux dye-transfer. Il raconte :
« J’étais en train de lire le catalogue d’un laboratoire de Chicago qui proposait des impressions, de la moins chère au nec plus ultra. Le nec plus ultra était le dye-transfer. Je suis monté directement voir ça sur place, et je n’ai vu que des travaux publicitaires, comme des images de paquets de cigarettes ou de bouteilles de parfum ; mais la saturation des couleurs et la qualité de l’encre étaient incroyables. »
Pour en savoir plus : En quoi le dye-transfer était-il une technique d’impression exceptionnelle ?
Eggleston sort deux premières impressions avec ce procédé :
- « Greenwood Moose Lodge » : un édifice sans fenêtre devant un ciel bleu.
- Et le célèbre « plafond rouge » (officiellement sans titre).
À la vue du tirage du plafond rouge », Eggleston est réellement impressionné :
« Quand on regarde le colorant, c’est comme du sang mouillé sur les murs… D’habitude, un petit rouge est suffisant, mais travailler en rouge sur une surface entière était un défi. Cette photographie est toujours puissante. Cela vous choque à chaque fois. »
Et c’est vrai qu’il y a quelque chose d’à la fois puissant et presque malsain dans cette image. Il n’est pas question de surinterpréter. D’ailleurs, Eggleston résiste toujours à l’analyse du contenu de ses images :
« Il n’y a pas de raison particulière à chercher un sens. »
Je crois qu’il voulait avant tout créer une image purement visuelle. Mais je veux comprendre pourquoi cette vue aérienne d’un plafond rouge produit toujours un si grand effet un demi-siècle après.
Il y a 3 éléments dans cette image :
- D’abord, cet immense aplat de rouge qui recouvre pratiquement toute l’image. Sous le flash de l’appareil photo, la couleur ressemble à du sang, comme si un événement sinistre venait ou allait se dérouler.
- Ensuite, dans le coin inférieur droit se trouve une affiche des positions sexuelles correspondant aux signes du zodiaque (oui j’ai zoomé). Ce qui accentue le côté physique presque impur de l’image.
- Enfin, la façon dont les fils blancs mènent à l’ampoule centrale en formant un «X» imparfait, ne fait qu’accentuer le sens du tabou.
14 Pictures
En décembre 1974, à Harvard, Eggleston prépare son premier portfolio sobrement intitulé 14 Pictures. Son ami Walter Hopps l’a beaucoup aidé dans le choix des images car Eggleston a l’editing impossible :
« Je n’ai pas de favoris. Chaque image est égale mais différente. »
Ce premier portfolio contient 14 impressions par transfert de colorant. Eggleston le considère comme l’un des meilleurs regroupements de son travail. Voyons voir ça :
Les images étonnent par leurs angles étranges et leur sujet inhabituel :
- L’image la plus bizarre est celle du désordre et des vieilles chaussures sous un lit (1/14). Quand on lui demande comment la photo est née, il répond : « Je faisais juste une exploration. »
- Une tombe prise de nuit avec l’épitaphe « Father » dans le flash. L’appareil au niveau du sol, dans l’herbe. (5/14)
- Des figurines d’animaux aux couleurs primaires et vives sur un fond très sombre, comme si elles avaient été disposées par un enfant. (10/14)
- La contre-plongée et la saturation des couleurs due au dye-transfer rendent une maison presque menaçante. (14/14)
Ce qui étonne le plus, c’est la radicalité de l’ensemble. Trop extrême pour être considéré comme joli, Eggleston pousse le côté expérimental assez loin. Par exemple sur 3 des 14 photos (1,5,10), il utilise un flash, ce qu’il refera rarement dans les projets ultérieurs.
En 1974, l’expérience à Harvard finit en eau de boudin. Il est viré après avoir attaqué un professeur allemand avec un couteau à beurre, dans une crise de paranoïa provoquée par la drogue.
Los Alamos
Par l’intermédiaire de William Christenberry, Eggleston rencontre Walter Hopps, le conservateur de la Corcoran Gallery of Art à Washington. Ils deviennent amis et commencent à voyager ensemble à travers les États-Unis.
De 1965 à 1974, ils enchainent les road trips, de Memphis à la Nouvelle-Orléans et vers l’Ouest jusqu’à Las Vegas et Los Angeles. Hopps conduit et Eggleston prend des photos.
Au cours de leurs voyages, se joint parfois à eux Dennis Hopper (qui réalise en 1969 le culte Easy Rider, le road trip de deux motards épris de liberté à travers l’Amérique).
En 1973, ils tombent sur l’entrée du laboratoire national de Los Alamos, près de Santa Fe. C’est un laboratoire secret dans lequel la bombe atomique a été développée. Eggleston finit la série en 1974 et choisit Los Alamos comme titre de cette incroyable œuvre. Si vous pouvez vous passer d’un rein, elle est disponible chez Steidl.
J’ai sélectionné une dizaine d’images. (Cliquer sur l’une d’entre elles pour afficher la galerie en plein écran).
Les 3 volumes de la série sont visibles sur Youtube :
Le côté expérimental, voire choquant de 14 Pictures a disparu. Les photos sont magnifiques, on dirait le travail d’un peintre.
Les sujets sont toujours ceux de la vie quotidienne. Pour Eggleston , il n’y a pas de mauvais sujet ou de mauvais moment, il y a juste une belle lumière, de belles couleurs, et un cadrage à trouver, un cadrage qui n’appartient qu’à lui.
Ces images sont de l’ordre de la sensation, c’est un jeu sur la perception. Il n’y a pas de message politique ou sociologique, juste de la poésie. Le temps qui passe. Un songe de l’Amérique, des voitures à l’arrêt, la peinture écaillée, des objets rouillés, des stations-services vides.
William Eggleston’s Guide
La préparation de l’exposition
L’exposition au MoMA est prévue en mai 1976. On l’a vu avec le portfolio 14 Pictures, Eggleston n’a pas d’appétence particulière pour l’editing. Il collabore donc avec John Szarkowski pour le choix des photos.
Eggleston et Szarkowski veulent rendre l’œuvre cohérente. Pour cela, ils puisent dans un seul corpus d’environ 400 diapositives prises entre 1969 et 1973. Ils ignorent ainsi les premiers négatifs en couleur (1965-1968) ainsi que son travail le plus récent (1974-1976). Ils sélectionnent jusqu’à 100 photographies, puis finalement retiennent 75 tirages, tous imprimés en dye-transfer.
L’exposition est sobrement intitulée : « Photographies par William Eggleston ».
Le vernissage
Pendant qu’il prépare l’exposition au MoMA, il loge à New-York au Chelsea Hotel où il restera près d’un an et demi. Chambre 714, facile à retenir pour Eggleston, c’est le même numéro qui figure sur les tablettes de quaalude alors en circulation.
Il fréquente régulièrement la Factory et l’entourage d’Andy Warhol. Il rencontre une de ses mannequins,Viva (de son vrai nom Janet Hoffman). Elle l’appellera plus tard, non sans affection, « une exagération du pire chez chaque homme ».
Le 25 mai c’est l’inauguration de l’exposition, tout est prêt. Sauf Eggleston qui roupille tranquillement dans sa chambre d’hôtel.
Il débarque avec une demi-heure de retard. Dans le documentaire William Eggleston : Photographer de Reiner Holzemer, sa femme Rosa raconte que le vernissage est assez décevant et chaotique : « Tout le monde était parqué comme des sardines. »
Eggleston semble désintéressé, il fume clope sur clope et traverse la foule comme s’il ne remarquait personne. Plus tard dans la soirée, il est censé donner une conférence. Il s’approche du pupitre et parcourt ses diapositives une par une, sans jamais dire un mot.
Les photos marquantes
L’exposition est accompagnée par la monographie « William Eggleston’s Guide ». Le livre, réduit à 48 photos, se concentre sur le Delta du Mississippi. Le Tennessee et la Nouvelle-Orléans sont ignorés. Plusieurs images importantes sont exclues, comme « Le Plafond Rouge ». La cohérence du livre aurait sans doute été trop perturbée.
Voici 12 photos parmi les plus marquantes (selon moi) :
À première vue, les sujets sont de l’ordre du privé voire de l’intime :
- Personnes sorties tout droit d’un album de famille : son oncle (photo 4), une amie (photo 7), sa grand-mère (photo 12).
- Lieux familiers : intérieur d’une maison (photo 3), garage (photo 6), arrière-cours (photo 7), salle de bain (photo 10), cuisine (photo 11)
- Objets banals : tricycle (photo 1), vaisselle (photo 3), barbecue (photo 6).
La normalité des sujets est trompeuse. L’étrangeté n’est jamais très loin. Comme si un danger immédiat pouvait survenir à tout moment. Il y a donc très peu de chances de trouver la plupart de ces photos dans un album de famille :
- La douche vide (photo 10) évoque presque une chambre de torture. Le four ouvert pourrait être le dernier aperçu du monde d’un suicidé (photo 11).
- Le gigantesque tricycle photographié l’appareil au sol (photo 1), comme si on voyait à travers les yeux d’un enfant.
- Dans quel album de famille trouve-t-on une photo de sa grand-mère en chemise de nuit ? (photo 12)
L’editing de The Guide a pour objectif de faire réagir, voire de choquer. Il se rapproche en cela de 14 pictures plutôt que de Los Alamos.
Un accueil critique mitigé
C’est le cas Hilton Kramer, cinglant dans le New York Times du 28 mai 1976 :
« Parfaitement banal, peut-être. Parfaitement ennuyeux, certainement. »
À l’époque, Andy Warhol, l’artiste de la banalité, est célébré partout. C’est même bizarre qu’aucun critique n’ait fait le lien entre les deux artistes.
Il y a aussi quelques commentaires positifs, témoignant notamment de l’admiration pour l’usage de la couleur propre au photographe :
« Ce qui rend ses photographies de non-événements si éloquentes, c’est son usage de la couleur pour transmettre l’atmosphère d’un lieu particulier. Il met en relief des teintes qui imprègnent toute la scène ou résonnent d’une manière essentielle, créant en quelque sorte des effets de bruit, de silence, d’odeur, de température, de pression – autant de sensations que la photographie en noir et blanc n’a encore jamais évoquées. »
Sean Callahan, « Photography : MoMA Lowers the Color Bar », New York, 28 juin 1976
Bien qu’Eggleston soit passé à un nouveau projet au moment de l’exposition du musée, c’est pour le public une expérience complètement inédite. Non seulement la couleur est nouvelle dans le contexte d’un musée, mais le dye-transfer est un support inconnu.
Conclusion
On ne connait finalement qu’une infime partie du travail de William Eggleston. Principalement les photos prises entre 1969 et 1973 et sélectionnées avec John Szarkowski pour The Guide.
- William Eggleston’s Guide – Editions du MOMA – 23 x 23 cm – 112 pages, version en anglais :
C’est sans doute cet ouvrage qui restera dans l’Histoire de la photographie. Cependant, les photos sont assez petites et ne permettent pas de profiter pleinement de l’incroyable talent d’Eggleston.
Je peux vous conseiller trois ouvrages dans lesquels ses photos sont réellement mises en valeur. Et vous pouvez vous les procurer sans casser votre PEL (à l’heure où j’écris cet article).
Les livres de William Eggleston que je conseille
- The Democratic Forest : Selected Works – Co-édition Steidl & David Zwirner Books – 29.8 x 31.1 cm, 120 pages, 68 images, en anglais uniquement :
À l’origine, il y a l’oeuvre monumentale The Democratic Forest (10 volumes, 1328 pages, 1010 photos) qui comprend des images prises au cours des années 80. Le livre The Democratic Forest : Selected Works contient une sélection des meilleures photos parmi lesquelles :
- Election Eve – Editions Steidl – 33,3 x 25,1 cm, 212 pages, 100 images, en anglais uniquement :
Le livre Election Eve contient des images réalisées en octobre 1976, un mois avant que Jimmy Carter ne soit élu président des États-Unis. C’est une commande que passe le magazine Rolling Stones à Eggleston. Fidèle à lui-même, Eggleston ne prend aucune image ni de Carter ni de ses proches. Uniquement des photos de routes isolées, de voies ferrées, de voitures, de stations-service et de maisons pour la plupart vides.
Quelques photos :
- 2 1/4 – Editions Twin Palms Publishers – 29,7 x 29,9 cm, 100 pages, en anglais uniquement :
Le livre 2 1/4 regroupe ses images prises au moyen format entre 1966 et 1971. Quelques photos :
L’héritage de William Eggleston
Eggleston a inspiré des générations de photographes. On peut citer Gregory Crewdson, Peter Fraser, Martin Parr, Juergen Teller, Alex Prager, Alec Soth.
Mais son influence ne s’arrête pas là, elle est également visible au cinéma. Comment ne peut-on pas penser à Eggleston dans la scène d’ouverture du Blue Velvet de David Lynch :
Son oeuvre est à ce point infusée dans l’inconscient que lorsqu’on traverse les États-Unis, il y a toujours un moment où l’on désigne quelque chose en s’écriant : « Regarde, un Eggleston ! »
Aller plus loin
- L’anecdote du peytol (et beaucoup d’autres) est à retrouver dans le magazine Oxford American et le génial article « Perfectly Boring » de Will Stephenson (en anglais).
- Les influences d’Eggleston sont à retrouver dans la préface de Ancient et Modern écrite par Mark Holborn (en anglais).
- Brice Matthieussent est l’auteur d’une brillante et académique étude : Sur William Eggleston, Traffic, no62, p90-103, POL, 2007 (en français).
- J’ajoute une interview d’Eggleston par l’actrice Drew Barrymore que je traduis là :
– Drew Barrymore : Que penses-tu du recadrage ?
– William Eggleston : Je recadre pas.
– Drew Barrymore : Ah merci ! Je te rejoins. Il y a une part de moi qui trouve que ce n’est pas juste.
– William Eggleston : Tu as raison. C’est gâcher les choses. Il y a quelque chose de sinistre là-dedans. Quand c’est recadré, ce n’est plus toi. C’est donc une des raisons pour lesquelles je ne le fais pas.
Une autre raison est une des ces disciplines personnelles que tu adoptes. Je l’ai sûrement pris de Henri Cartier-Bresson, qui était fanatique de ne jamais recadrer.
Tu sais, je l’ai rencontré, je me souviens d’une fois en particulier, une soirée à Lyon. Grosse soirée, tu vois. J’étais assis avec lui et quelques femmes. Tu ne devineras jamais ce qu’il m’a dit.
– Drew Barrymore : Quoi ?
– William Eggleston : « William, la couleur, c’est de la merde. » Fin de la conversation. Pas d’autre mot. Et je n’ai rien dit en retour. Que peux-tu répondre à ça ? J’ai pensé dire que je perdais mon temps.
Au même moment, à l’autre bout de la pièce, j’ai remarqué une très belle jeune femme qui s’est avérée être folle. Je me suis levé, j’ai quitté la table, je me suis présenté, et j’ai passé le reste de la soirée à lui parler, et elle ne m’a jamais dit que la couleur c’était des conneries.
Interview de William Eggleston par Drew Barrymore (merci à Isa Gelb de m’en avoir parlé)
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, laissez-moi un petit mot, cela fait toujours plaisir.
107 réponses sur « Guide pour devenir le prochain William Eggleston »
Voilà plusieurs articles que je lis sur ce blog et à chaque fois je suis ravi.
Merci Antoine, ce doit être un énorme travail mais pour moi qui cherche à compléter ma culture photographique, ça vaut énormément.
Merci pour ce superbe article.
Merci Antoine, un très bel article sur ce photographe et merci pour ce blog! Bien sincèrement.
Merci!
Une nouvelle fois merci Antoine pour cet article qui m’a permis de mieux connaître William Eggleston.
Une chose m’a toujours frappé dans ses photographies: une sensation de vide et un sentiment d’absence et d’effacement. Les sujets existent mais dans leur propre monde (que ce soit des personnes ou des objets). Aussi, lorsqu’il y a plusieurs éléments signifiants dans la composition, chacun existe les uns indépendamment des autres en s’ignorant mutuellement, ils ne se répondent pas l’un à l’autre, là encore chacun dans son monde duquel on se sent aussi à l’écart. C’est peut-être ce qui dérange certains et fascine d’autres. Il serait peut-être intéressant d’étudier le rôle des couleurs dans ce sentiment de distance car il est probable qu’elles en soient la source à travers leurs oppositions.
Sinon, pour revenir à Cartier-Bresson, l’une de ses sources d’inspiration, il a toujours méprisé la couleur et jugé sévèrement ceux qui l’ont pratiquée à cette époque (Saul Leiter, William Eggleston par exemple) où le noir et blanc était la norme qu’il pensait indépassable pour les photographies dites « artistiques ». Ce mépris conservateur vient peut-être du fait que photographier en couleurs les scènes plus ou moins ordinaires de la vie est très difficile pour parvenir à saisir le spectateur et que Cartier-Bresson en était peut-être incapable. Dénigrait-il alors le moyen de masquer sa frustration ? Je me fais cette réflexion à travers la pratique: photographier en couleur est beaucoup plus difficile qu’en noir et blanc et beaucoup plus exigeant en terme de précision de l’exposition.
Enfin, en ce qui concerne l’aura qu’a exercée Eggleston, il y a aussi la musique récemment avec l’album Delta Kream du groupe The Black Keys (2021). La pochette du disque est une photographie d’Eggleston et le clip d’un des titres de cet album – Going Down South – renvoie directement à Eggleston.
Encore merci Antoine, continuez à nous régaler !
Les photographes sont le fruit de leur époque.
Avant-hier, Henri Cartier-Bresson rejetait la couleur parce qu’il ne la comprenait pas.
Hier, William Eggleston rejetait le numérique parce qu’il ne le comprenait pas. Cf. le commentaire d’Isa Gelb qui cite Eggleston:
“Généralement, je n’utilise que des Leica, ils sont très bien fabriqués et fonctionnent tout le temps, je n’ai pas à m’en faire. Aussi, j’utilise toujours de la pellicule, jamais du numérique. Ce n’est pas le processus d’attente de la pellicule que j’aime, c’est simplement que je la comprends si bien. J’ai beaucoup d’appareils photo numériques, mais je ne les utilise jamais. Je ne les comprends pas.”
Aujourd’hui, des photographes rejettent les IA, simplement parce qu’ils ne comprennent pas. C’est toujours la même chose.
On ne comprend pas un truc parce que l’on est trop vieux. Simplement, ce truc ne nous est pas destiné, et ce n’est pas grave.
Merci Jean-Marc pour ton commentaire plein d’esprit.
Étant moi-même un « photographe de la banalité », j’ai adoré cet article, bien écrit et documenté.
Mon autre photographe fétiche est Harry Gruyaert. À quand un article sur lui?
Encore merci pour ce travail.
Merci Patrick. Harry Gruyaert, on me l’a souvent demandé. Je devrais sérieusement m’y pencher.
Dans cet article de It’s Nice That, Eggleston évoque son rapport au numérique. Je cite l’extrait.
« William’s work is unaffected aesthetically, a result of the photographer remaining dedicated to using film.
“I usually use just Leica’s, they are very well made and they work all the time, I don’t have to worry one bit. I still use film too, I never use digital. It’s not the waiting process of film that I like, it’s just that I understand it so well. I have a lot of digital cameras, but I never use them. I don’t understand them.” »
Mais s’il avait 25 ans aujourd’hui, aurait-il une autre vision des choses?
Je propose une traduction de l’extrait.
« Le travail de William est resté constant sur le plan esthétique car le photographe est toujours resté fidèle à la pellicule.
“Généralement, je n’utilise que des Leica, ils sont très bien fabriqués et fonctionnent tout le temps, je n’ai pas à m’en faire. Aussi, j’utilise toujours de la pellicule, jamais du numérique. Ce n’est pas le processus d’attente de la pellicule que j’aime, c’est simplement que je la comprends si bien. J’ai beaucoup d’appareils photo numériques, mais je ne les utilise jamais. Je ne les comprends pas”. »
Chaque travail photographique est impacté par la technologie de son époque, d’une manière ou d’une autre.
Pour moi, Eggleston se servirait davantage du numérique s’il avait 25 ans aujourd’hui.
Merci Isa pour ta contribution.
Excellent. Je connaissais surtout les reprises pour les pochettes de disques (Sonic youth ou encore Alex Chilton). Merci.
Merci Michel.
Excellent. Besoin évident de relire tout cela.
Merci Geneviève.
Merci. À très vite.
À très vite, Christophe.
À nouveau un article très intéressant. Un peu comme un roman…
J’apprécie et j’apprends beaucoup à chaque fois.
Merci Antoine.
Merci Josiane.
Merci pour vos articles, toujours intéressants et approfondis. Je prends un réel plaisir à les lire.
Merci Vincent.
Bravo ! Super article.
Ça donne vraiment envie.
Merci Gilles.
Superbe article ! Passionnant, j’imagine pas la quantité de travail. Bravo, et merci.
Il y a un peu de travail, j’avoue. Merci Fabrice.
Très beau travail qui donne envie d’aller immédiatement prendre des photos.
Chouette ! Merci Christine.
Une fois encore, j’ai été embarquée par la lecture de l’article. Le précédent concernait Saul Leiter. J’apprécie le verbe, le contenu très agréable à lire et l’ouverture que tout cela procure. Merci encore.
Merci Séverine.
Merci pour cette autre riche et belle épopée !
Perso, Eggleston’s Guide est un de mes livres préférés! Sa part de mystère (et là je trouve la comparaison avec Lynch excellente) m’y fait replonger à l’occasion, contrairement à un livre où tout (ou presque) est dit…
Cette part de mystère, c’est vrai. Et je trouve qu’il y a aussi chez Eggleston (et chez Lynch) une sorte de danger latent, quelque chose d’inquiétant.
Carrément ! D’ailleurs, Alec Soth en parle bien dans une vidéo : Rambling through Eggleston’s Democratic Forest
Yep, je l’ai déjà vue. L’un des meilleurs décryptages du travail d’Eggleston.
Bonsoir Antoine Zabajewski,
Marie-Claude San Juan, poète et photographe, m’a signalé ce blog que je ne connaissais pas, moi qui suis aussi poète et photographe.
M’occupant d’un canard en ligne titré Rebelle(s), je souhaiterais savoir si cela vous seriez intéressé d’écrire des articles pour notre magazine. Je vous joins l’adresse afin que vous puissiez vous faire votre opinion.
Nota : nous sommes une trentaine de contributeurs aux profils variés et tous bénévoles – l’accès est gratuit, du moins pour l’instant.
Avec mes cordiales salutations.
Eric Desordre
Bonjour Éric,
J’ai regardé votre magazine Rebelle(s), plus particulièrement les articles consacrés à l’art.
Je me trouve dans la ligne éditoriale et les choix qui sont faits. Je pense aux films The Party de Blake Edwards, Paris,Texas de Wim Wenders, Mud de Jeff Nichols, La nuit du chasseur de Charles Laughton.
Malheureusement, par faute de temps, je ne peux plus me consacrer à l’écriture d’articles sur d’autres sites que le mien.
Bien à vous,
Antoine
Bravo pour l’article, qui présente une excellente synthèse pour approcher Eggleston. Je ne connaissais pas l’anecdote du Peyotl.
Je me permets d’inviter ceux qui ne connaissent pas à écouter le deuxième album du groupe Big Star de l’ami d’Eggleston, Alex Chilton. Il a été le premier à utiliser une de ses photos pour une couverture d’album, le brillant Radio City de 1974, avec le célèbre plafond rouge.
J’aime aussi beaucoup ce qu’a fait Alex Chilton en solo, je pense surtout à cette chanson, Like Flies on Sherbet.
D’ailleurs, l’album éponyme a aussi pour couverture une des photos d’Eggleston, celle des poupées sur le capot d’une voiture.
Moi aussi, j’aime beaucoup ! Il y a aussi (de tête) des couvertures pour Primal Scream, une très belle pour Spoon, Joanna Newsom, etc.
Excellent article et très bien documenté. On sent qu’il y a des heures de travail derrière.
J’ai découvert ton blog avec l’article sur Khalik Allah et j’aime beaucoup ce que tu fais, c’est passionnant à lire.
Merci.
Tu as raison, les articles me prennent pas mal de temps.
Sentir leur utilité au travers de tous ces messages élogieux m’encourage à continuer.
Merci Arsene (Et Khalik du coup).
Merci beaucoup pour cet article synthétique. On va à l’essentiel sans les méandres de l’académisme. Il donne envie de mieux regarder l’oeuvre de cet artiste a priori peu esthétique…
Ravi que l’objectif soit atteint. Merci Adolphe.
Encore une découverte passionnante qui nourrit le désir de photographier, mais aussi d’écrire le monde ordinaire. Merci !
Merci Jacques !
Ouah, je ne m’attendais pas à un article aussi long et aussi bien documenté !
Minimaliste dans vos choix (à voir) mais pas dans l’analyse.
C’est long mais fluide. J’aime bien le ton employé.
Ravie d’avoir découvert ce blog. Des heures de lecture en perspective!
J’en parlerai dans notre prochaine newsletter de Photo-graphie.
Merci Aline !
Merci Antoine pour cet article très documenté et analytique, l’un des meilleurs que j’ai pu lire sur Eggleston.
Il a une influence un peu écrasante sur la photographie actuelle. Lui qui a innové en cassant les codes de la photographie de son époque, est devenu le parangon de la nôtre.
D’innombrables photographes essaient aujourd’hui de le suivre et de faire du Eggleston et c’est un peu dommage. Il faut avancer!
Merci Françoise pour la pertinence de tes propos.
Je te rejoins sur l’influence d’Eggleston. Au fil des mois, j’ai lu et écouté de nombreux interviews de photographes contemporains. Il est rare d’en trouver un qui ne le cite pas comme une influence majeure.
Certains d’entre eux ressemblent à des copies d’Eggleston. D’autres, plus rares, arrivent à digérer et transcender cette écrasante influence. Un peu comme Eggleston avec Cartier-Bresson, après tout.
Je reste impressionné par le travail d’Eggleston qui a su rester fidèle à lui-même et à sa vision de la photographie.
La constance de son travail et de ses images n’est cependant qu’un leurre. En réalité chaque photo est une invitation au voyage, très souvent introspectif, comme s’il se cherchait. Il nous montre ses racines au travers d’images qui semblent parfois banales mais où la couleur, prédominante, apporte sens et vie.
Merci pour ce bel article !
Merci Francis !
Je découvre votre article avec retard… Peu importe, il est passionnant et instructif, et « l’univers » de William Eggleston y est magnifiquement développé.
Félicitations !
Merci Didier.
Surpris par la qualité de cet article parfaitement documenté ! C’est vraiment une lecture riche à recommander !
Merci Hubert !
La découverte de ton site est une belle surprise et la lecture de ce long article passionnant très éclairante sur la vision, la vie et l’œuvre de William Eggleston.
Merci pour ce cadeau Antoine, on en redemande !
Merci Francis.
Un article passionnant, comme une nouvelle que j’ai pris grand plaisir à lire, moi qui suis un lecteur de Jim Harrison, un auteur qui racontait aussi le quotidien, la banalité de la vie : « Les vies les plus heureuses sont celles où il ne se passe pas grand chose. »
À mon sens il en est de même pour certaines photos.
Un film consacré à Jim Harrison a été réalisé par François Busnel et Adrien Soland : Seule la Terre est éternelle. Sortie prochaine.
Merci Charles.
Merci Antoine.
Je comprends mieux le succès d’Eggleston. Toujours important de mettre un auteur en perspective avec ce qui l’a précédé.
Ce n’est pas trop mon truc sauf quand il travaille la couleur. Mais je comprends mieux pourquoi il est arrivé au MoMA.
Merci Siria. Content que l’article ait pu vous aider à le comprendre.
Super article, bravo !
Ton blog est aussi une belle découverte.
Merci Damien !
Bravo Antoine, on te sent passionné, et par là-même, c’est vraiment passionnant.
Merci Antoine !
Tes articles sont toujours une expérience… un voyage…une inspiration…
C’est génial, merci.
Merci à toi Barbara 🙂
On lit cet article comme un roman et j’attends une suite.
Un autre photographe qui serait le précurseur de la photo couleur, et cela, bien avant tout le monde. Son influence est très peu reconnue par ceux qui ont suivi sa voie.
C’est le maître en la matière, son travail est sublime et exceptionnel.
Je pense évidement à Ernst Haas.
Merci encore pour votre travail.
Oui, c’est vrai, Ernst Haas a longtemps été oublié par l’Histoire de la photographie. Comme tant d’autres j’imagine. Il a tout de même bien été réhabilité ces dernières années.
En témoigne le nombre de livres publiés. J’aime beaucoup celui-ci : New York In Color (1952-1962)
Très instructif, fouillé, pédagogique.
Étonnante la notion de cadrage chez Cartier-Bresson s’inspirant des impressionnistes: Degas, Toulouse Lautrec qui eux-mêmes venaient de bouleverser le cadrage pictural en s’inspirant de l’avénement de la photographie.
Très juste, merci Dominique.
J’aime beaucoup vos articles et les commentaires sur les photos qui m’aident à comprendre un peu mieux le cheminement de certains photographes mondialement connus mais qui ne me touchaient pas particulièrement.
Ma culture photographique n’étant pas spécialement étendue, j’apprends des tas de choses.
Merci Antoine !
Je suis content que les articles vous plaisent. Et ravi qu’ils vous soient utiles !
Très très bon article sur un photographe qu’il peut être difficile d’aborder. Merci à vous.
Je conseille pour aller plus loin la video d’Alec Soth : Rambling through Eggleston’s Democratic Forest
J’étais déjà tombé sur cette vidéo d’Alec Soth, c’est passionnant. Comme la plupart des choses qu’il fait.
Merci Stéphane.
Mais surtout pourquoi connait-on son nom ?
Sa photographie anonyme devrait être exposée, publiée certes mais sans nom sur la couverture ou à l’entrée de l’exposition… Car, la connaissance de son nom est antinomique, contre-productive, aberrante à son type de photographie.
On devrait se contenter de mettre : « De l’immense famille des photographes du banal, interchangeables et renouvelables à l’infini à chaque génération de photographes »
Engouffrez-vous y tous, c’est open bar…
Si je suis votre raisonnement, la photographie du banal serait un tout dans lequel un photographe ne pourrait pas avoir sa propre sensibilité. Je ne le pense pas, particulièrement pour William Eggleston.
Super article, même si je fais partie de ceux qui n’aiment pas Eggleston!
Mais je comprends un peu mieux maintenant, je pense.
C’est vrai qu’Eggleston est clivant ! Je suis quand même content que l’article t’ait permis de mesurer son importance dans l’histoire de la photographie.
Passionnant ! J’ai lu l’article d’une traite. Au travers de ce récit, on sent bien une œuvre en construction, qui chemine, emprunte parfois des chemins de traverse et finit par atteindre la maturité.
Après réflexion, j’ai l’impression que mes articles ne parlent que de ça, du cheminement créatif des photographes.
Merci Raynald pour le petit mot !
Super article Antoine.
William Eggleston est tout simplement un photographe moderne, qui a su regarder autrement, casser les codes en faisant fi des règles imposées.
Il coupe souvent ses sujets, comme un pied dans l’une des images de ton article. Il montre le monde et ses dérives. Oui il choque. Il a aussi contribué à faire rentrer la couleur dans la photographie comme Saul Leiter.
Bref, William Eggleston était un grand photographe qui a permis à la photographie d’être reconnu comme art.
Je souscris à ce que tu dis, Thierry. On n’imagine pas à quel point l’exposition fut un choc en 1976. Aujourd’hui, il est difficile de ressentir la transgression que véhiculent les images d’Eggleston.
Article passionnant ! La « naissance » d’Eggleston, les influences, l’arrivée de la couleur, la recherche de l’émotion dans la banalité des sujets… un moment de pur plaisir. Peut-on encore faire ce type de photographies ? Le côté vintage est pour beaucoup dans l’attrait du travail d’Eggleston (même chose pour d’autres photographes de sa génération). En tous cas un très bel article !
On peut toujours faire ce type de photographies aujourd’hui. Mais plus personne ne sera William Eggleston !
Merci Jean-Michel !
Excellente approche, merci !
Merci Claude !
Antoine, vous me faites pénétrer dans l’univers mental de confrères passionnés, obstinés et talentueux. Nous pouvons aussi suivre la construction logique de chacun de ces parcours très personnels. Merci.
C’est une sorte de doux fantasme.
Merci Pierre pour votre message !
Encore un article très complet. J’ai un plaisir de lire ce récit.
Merci Romain !
À nouveau un article très complet, fouillé et documenté. Je me régale et attends la suite avec impatience. J’apprécie beaucoup aussi les nombreuses images qui permettent de s’imprégner de l’oeuvre d’Eggleston, les références, bref… tout y est. Merci!
J’essaie d’écrire des articles que j’aimerais lire. Et à ce titre, je suis d’accord avec vous, les images permettent vraiment de s’immerger davantage dans l’oeuvre des photographes.
Merci Francine.
Merci pour cet article.
Merci Jean-André !
Je lis tes articles les uns après les autres, j’apprends plein de choses, j’en suis vraiment contente! C’est un super travail!
Merci beaucoup Daniela, je suis content qu’ils vous soient utiles.
Bravo Antoine, super travail.
Article très élaboré, bien documenté. Bon choix de photos qui rend bien compte du travail de William Eggleston.
Fan du blog et très impatient de découvrir d’autres photographes.
Merci Alain pour le commentaire qui m’encourage à écrire d’autres articles.
Super article, bravo ! Ça aide à mieux comprendre ses photos au travers de la personne qu’il était.
J’ai découvert ton blog par le groupe facebook Culture photographique et je ne regrette pas.
J’ai vu que tu citais Thomas Hammoudi, que je suis aussi. Est ce que vous collaborez?
Merci Pierre, c’est vraiment l’objectif de ce type d’article.
Thomas, je le connais, on a une vision similaire de la culture photographique, de son importance et de son rôle dans sa pratique personnelle.
Pas encore de collaboration. Peut-être dans le futur 🙂
Très bel article ! Merci pour la découverte, les petites anecdotes et l’envie de partir en road trip ! Encore une fois, c’est super bien écrit ! Bravo !
Merci Linda ! 🙂
Merci Antoine pour ce nouvel article ! Fan également du blog. J’attends les prochains avec impatience.
Merci beaucoup Alice, je vais tâcher d’en écrire d’autres rapidement alors ! 😉
Super article bien documenté, je suis devenu fan du blog !
Merci beaucoup Jorge. Ravi que le blog te plaise !
Merci Antoine, c’est un super article, très intéressant et à l’évidence très fouillé. Continue.
Merci Olivier !