Joel Meyerowitz accède à la renommée en 1978 avec la sortie de Cape Light, un recueil de photographies contemplatives prises au bord de la mer. C’est l’aboutissement de quinze années dédiées à la photographie de rue qui l’ont révélé à lui-même, tant dans sa pratique que dans sa vie d’homme.
Temps de lecture : 16 min
Attrapez votre plus beau Leica, c’est parti pour cet article, à mi-chemin entre le récit biographique et l’analyse photographique.
L’appel de la rue
Don Draper de Mad Men
Printemps 1962, dans une tour de Manhattan, à New York.
À 24 ans, Joel Meyerowitz s’ennuie ferme dans son costume de directeur artistique d’une petite agence de pub. Ses journées sont pourtant bien remplies depuis qu’il a décroché ce poste, il y a près d’un an.
Pour rester créatif, il s’est promis de peindre un peu tous les soirs.
C’est drôle, lui qui avait adoré l’expressionnisme abstrait pendant ses études de peinture et d’histoire de l’art, s’est mis à peindre des toiles moins chargées, plus simples. Sa peinture semble se rapprocher d’un minimalisme pile dans l’air du temps.
Mais en ce moment, impossible de peindre le soir, ça n’arrête pas au bureau. Pas une journée où il ne finit pas épuisé.
Ce matin, il a vraiment du mal à s’y mettre.
Son patron, Harry Gordon, l’a pourtant briefé la semaine dernière sur la conception d’une nouvelle brochure. Elle doit mettre en scène les activités de deux préadolescentes après les cours : faire les devoirs, jouer, prendre le goûter, se maquiller.
De sa fenêtre, il observe la 5ème avenue à ses pieds. Depuis des mois il rêve de sortir du bureau.
Son patron débarque alors : « Tu peux superviser le shooting photo des deux ados prévu cet après-midi ? »
Le déclic Robert Frank
Meyerowitz s’y rend, le photographe est un certain Robert Frank dont il n’a jamais entendu parler.
Il ne faut que quelques minutes pour que Meyerowitz soit ébahi. Frank tourne autour des filles, glisse avec aisance. Il bouge et photographie dans un même mouvement, on dirait un ballet.
Meyerowitz a toujours pensé que la photographie était une chose statique. Comment pouvait-il imaginer qu’elle puisse être une expérience physique ?
Alors que l’une des filles se met du rouge à lèvres, elle lève légèrement le menton et se pince les lèvres, le déclic du Leica retentit. Frank a réussi à capturer cette petite moue, la fraction de seconde où la fille est devenue une femme.
Puis elle est redevenue une petite fille qui met simplement du crayon sur la bouche. C’est une révélation pour Meyerowitz.
Sur le chemin du retour, le monde lui apparaît différent. Le moindre geste semble chargé de potentiel : une main interpellant un taxi, des gens s’étreignant pour se dire au revoir.
De retour à l’agence, il annonce qu’il veut faire des photos et qu’il démissionne. Son patron, beau joueur : « Vous n’avez pas d’appareil ? Eh bien, comment allez-vous faire des photos ? » Il lui prête son Honeywell Pentax vissé d’un objectif fixe 50 mm : « Utilisez le mien jusqu’à ce que vous ayez les moyens d’en acheter un. »
Meyerowitz franchit la porte, un enfant timide, avec un Pentax emprunté, qui ne connaît rien à la photographie. Il a suivi son instinct, il n’y a aucune raison de regarder en arrière ou de résister. Cette première étape lui donne le sentiment que la vie peut être ainsi.
Les débuts
Objectif 35 mm
Il charge son appareil avec de la pellicule couleur sans même envisager une autre possibilité. Le monde est en couleur, cela fait sens, pense-t-il.
Au bout d’une semaine, il ne supporte pas l’objectif 50 mm que lui a prêté son patron. Il se rend alors dans un magasin d’appareils photo et s’adresse au vendeur : « Tout est trop proche sur la photo, il n’y a pas d’espace. » Ce dernier lui répond : « Vous avez besoin d’un objectif 35 mm, que j’appelle l’objectif un pour un : ce que vous voyez, c’est ce que vous aurez. »
Aussitôt, il achète un objectif Zeiss Flektogon 35 mm.
Vaincre la peur
Parfois, une personne photographiée réagit mal. Rien de grave, juste un regard que Meyerowitz interprète comme tel. Il s’efforce dès lors de suivre ces deux principes :
- Avoir la bonne attitude : un simple sourire, un signe de bonne humeur et le sens de l’humour.
- Se dire que la rue lui appartient. C’est un espace public : chaque objet, chaque personne qui s’y trouve, est une cible acceptable. Même les infirmes ou les blessés, tant qu’il n’est pas cruel avec eux.
Devenir invisible
Malgré son enthousiasme, Meyerowitz est un photographe inhibé. C’est dur de trouver la distance à laquelle photographier. À quel point peut-on se rapprocher des gens sans leur faire peur ?
New York, particulièrement Manhattan, est le lieu d’innombrables manifestations militaires, religieuses, civiques ou politiques. Il se dit que personne ne trouvera étrange un type qui photographie pendant les défilés.
Le lendemain, une parade est justement prévue dès 11 heures à deux pas de son ancien bureau. Il s’y rend et s’aperçoit rapidement qu’il peut disparaître dans la foule. Comme s’il était vêtu d’un camouflage magique. Il se rapproche peu à peu des gens et apprend à devenir invisible.
La journée, il photographie. Le soir, il regarde les diapositives de ses photos. Si elles sont trop claires, il faudra assombrir la prochaine fois. Et inversement. C’est une approche de la technique très pragmatique.
La 5ème avenue, le territoire de Meyerowitz
Tony et Garry, les amis
Désireux d’utiliser la photographie à des fins plus créatives, Meyerowitz se rend depuis quelques semaines à un atelier de création informel, le Design Laboratory. Le professeur est le bourru Alexey Brodovitch, l’ancien directeur artistique du magazine de mode Harper’s Bazaar.
Depuis 30 ans, il inspire de nombreux photographes : Robert Frank, Richard Avedon, Irving Penn et Garry Winogrand notamment. C’est dans ce lieu d’effervescence que Meyerowitz rencontre Tony Ray-Jones, un jeune photographe britannique de trois ans son cadet. Très vite, ils commencent à photographier ensemble dans les rues de New York.
Au milieu de l’année 1963, Meyerowitz se rend dans le Bronx pour rendre visite à sa mère. Il se souvient de l’énergie et de la folle spontanéité des rues de ce quartier de New York où il a passé toute son enfance.
Ses pensées s’interrompent lorsqu’il repère dans le métro une tête qu’il croise régulièrement. C’est Garry ! Garry Winogrand, le type aux boucles blondes qui, comme lui, déambule toute la journée sur la 5ème avenue. Ils discutent tout le trajet, c’est le début d’une grande amitié.
Quelques jours plus tard, Winogrand invite Meyerowitz pour lui montrer son travail. Des piles de cartons jusqu’à un mètre de haut sont entassés partout dans l’appartement.
À l’intérieur, des centaines et des centaines de tirages. Saisissant un paquet que lui tend son acolyte, Meyerowitz commence à parcourir les images une à une et s’arrête sur celle d’un éléphant qui s’asperge d’eau.
Il revient 3/4 photos en arrière sur une trompe d’éléphant en gros plan.
Il commence à jouer avec les images et à construire des liens entre elles. Ce n’est pas quelque chose qu’il peut faire avec ses diapositives projetées au mur.
Si je veux voir mes photos et commencer à travailler avec elles, se dit-il, je dois apprendre à les tirer. En 1963, on ne peut pas faire des tirages en couleur soi-même, c’est beaucoup trop cher et le résultat est quelque peu imprévisible. À partir de là, il se met à photographier en noir et blanc.
Retrouver un livre culte de Garry Winogrand dans cet article :
Gang of New York
Ensemble, Tony Ray-Jones, Garry Winogrand et Joel Meyerowitz forment un trio inséparable. Ils se déplacent en meute, attaquent les rues de New York dès l’aube.
Généralement, c’est Winogrand l’instigateur. Il appelle le matin, toujours très tôt : « Écoute, je vous retrouve dans le petit restaurant à l’angle de l’avenue d’Amsterdam et de la 96e. On prend un café rapide, et on sort photographier. » Un paquet de nerf ce Garry, irrésistible, avec ce besoin viscéral d’être dans la rue.
Les journées passent comme cela, et le soir, ils se retrouvent tous dans le petit appartement de Winogrand, imprégné de la fumée de ses cigarettes. Un petit jeu d’équipe s’amorce alors.
Ils s’interrogent réciproquement sur leurs images : « Pourquoi as-tu choisi tel sujet ? Pourquoi n’as-tu pas opté pour une vitesse plus lente et une plus grande profondeur de champ ? Pour quelles raisons ne t’es-tu pas approché de sorte d’avoir ceci net et cela flou ? »
Jusque très tard dans la nuit, ils analysent leurs photos et bossent dur.
Peu à peu, Meyerowitz commence à prendre confiance en lui. C’est la seule façon de faire, en déduit-il. Prendre des photos, les tirer, les regarder attentivement et en discuter avec d’autres personnes.
Des photos à la « Cartier-Bresson »
C’est au tour de Meyerowitz de passer sur le gril. Ses premières photos sont clairement influencées par Henri Cartier-Bresson et son livre Images à la sauvette qu’il a beaucoup parcouru.
Le moment décisif
L’ambiguïté
Meyerowitz capte dans les rues de New York une fillette qui pleure. Est-elle en danger ? L’ homme essaie-t-il d’attirer l’enfant ? Ou s’agit-il simplement d’un père qui souhaite réconforter sa jeune fille fatiguée ?
En Espagne, devant un mur décrépit, Cartier-Bresson photographie un enfant en blouse qui semble s’évanouir, les yeux presque révulsés. Est-il aveugle ? Le sujet d’une hallucination ? D’une apparition ?
Non, il vient de faire une tête avec un ballon (qu’on ne voit pas dans le cadre, bien sûr).
Dans les deux images, le cadrage crée le mystère, et suffit à transcender une scène banale.
L’humour par l’association de sujets indépendants
Meyerowitz photographie deux personnes qui assistent séparément à un défilé dans la rue :
- au centre, un vieil homme dont le chapeau appuyé sur le coeur lui confère une attitude solennelle.
- à gauche, un homme décontracté dont le chien semble adopter une posture officielle.
Leur association dans un même cadre révèle une scène amusante.
La cocasserie de la scène est créée par le mimétisme entre :
- l’esquisse à l’oeil grand ouvert crayonnée au mur
- l’homme qui dort à côté de sa marchandise
L’apport surréaliste
Meyerowitz est ouvert aux subtiles et absurdes interactions qui surgissent dans la vie comme ici, devant ce guichet de cinéma.
L’homme et le rideau noué, superposés dans l’image, donnent l’illusion d’une tête tout à coup entortillée. Inspiré par les surréalistes comme René Magritte ou Man Ray, Cartier-Bresson a répondu à cette scène étonnante.
Le sujet au centre
C’est la principale caractéristique des premières photographies de Meyerowitz. Il vise régulièrement au centre, assez près du sujet (à 2/3 mètres).
Meyerowitz, sur la route
À la poursuite de Robert Frank
En 1964, il achète un vieux Combi Volkswagen qu’il équipe d’une table et d’un lit.
Tandis que la radio passe I Get Around des Beach Boys, il quitte New York en s’engageant sur la route du nord. Son meilleur ami, Garry Winogrand, est parti un mois plus tôt par le sud. Ils ont prévu de se retrouver plus tard à Los Angeles sur la côte Ouest des États-Unis.
Partir en road trip à travers l’Amérique à peine six ans après Robert Frank. Quel culot !
Paradoxalement, le livre de Robert Frank Les Américains, paru en 1958, a eu sur lui un effet libérateur. Les photographies n’ont pas besoin d’être individuellement superbes, avait-il compris. Elles doivent être suffisamment intéressantes pour pouvoir s’insérer dans des séries desquelles émergent des idées.
Au fond, c’est ça Les Américains, les symboles de la culture américaine – le drapeau, l’automobile, la course, les restaurants – incorporés dans une série d’images qui dessinent le portrait de l’Amérique dans toute sa réalité amère.
Pendant ce road trip de trois mois, Meyerowitz porte un regard critique sur la société de consommation américaine. Ses photos, naturellement influencées par Robert Frank, dépeignent un pays englué dans le consumérisme.
À son retour, il échange avec John Szarkowski, qui est devenu en 1962 le nouveau conservateur pour la photographie du Museum of Modern Art de New York (MoMA). Ils songent ensemble à une exposition autour des images que Meyerowitz a prises lors du voyage.
Il évoque également avec lui ses sensations nouvelles qui touchent à la distance et au fait de ne pas toujours coller au sujet. Szarkowski se cale dans son fauteuil, tire sur sa pipe et lance :
« Apprendre à reculer est le premier signe de maturité chez un photographe : signe qu’il se fait confiance, mais aussi qu’il fait confiance à l’observateur pour faire l’effort de lire le contenu de l’œuvre sans qu’on le lui fourre sous le nez. »
Rétrospection (p. 261)
Libre en Europe
En 1966, Meyerowitz décide de partir avec sa femme Vivian pour un long voyage à travers l’Europe. Il vient de gagner suffisamment d’argent grâce à un shooting publicitaire et ne voit pas de meilleur moyen de le dépenser. Ils quittent New York pour Londres avec deux appareils photo Leica M2 et 600 rouleaux de films.
Ils mettent 1700 dollars dans une Volvo neuve et passent le premier mois et demi à voyager en Angleterre, puis quelques semaines en France.
Les Meyerowitz traversent les Pyrénées pour atteindre l’Espagne et découvrent le Pays Basque, la Cantabrie et les Asturies. Ils continuent vers le sud, traversent Madrid avant d’atteindre la Méditerranée et Malaga à l’automne. Par l’intermédiaire d’un ami, Paul Hecht, ils rencontrent une famille de Tsiganes, les Escalona.
Tous les jours, la famille les accueille dans leur petite maison. On dirait qu’ils se connaissent depuis toujours. Meyerowitz parcourt les rues de la ville pendant que sa femme étudie la guitare avec le chef de famille.
L’aventure chez les Tsiganes dure 6 mois et aboutit à près de 6000 images. Meyerowitz y dresse le portrait d’une Espagne fortement attachée à son modèle conservateur, patriarcal et catholique.
Et cathodique :
Il dépeint un pays en transformation, dans un contexte social et politique difficile, marqué par la dictature du général Franco.
Ses photographies montrent également comment la vie se retrouve en toutes circonstances.
Une évolution de son regard commence à poindre. Il se concentre sur les possibilités expressives de la photographie en montrant la complexité et la simultanéité de la rue.
Il capte aussi des scènes contemplatives dont le sujet est banal.
Son voyage en Europe et le temps qu’il a passé en Espagne, quatre ans seulement après ses débuts en tant que photographe, ont été importants pour définir une approche qui s’est éloignée à la fois du « moment décisif » de Cartier-Bresson et de la narration de Frank.
La vie gitane l’a également marqué par sa prédisposition à suivre ses impulsions et à vivre pleinement les choses. Jamais il ne s’est senti plus heureux, animé par le désir effréné d’avancer. Ce voyage, c’est aussi le passage à l’âge adulte, à la fois en tant qu’artiste et en tant qu’homme.
Découvrir qui l’on devient.
L’Amérique au temps du Vietnam
Quand il rentre d’Europe en 1967, après une année à vivre dans d’autres cultures, il est transformé. Son point de vue sur lui-même et sur les États-Unis a changé. Les gens semblent vaquer à leurs occupations comme si la guerre du Vietnam qui se déroule sous leurs yeux ne les concerne pas.
Il se porte candidat à une bourse Guggenheim en indiquant vouloir travailler sur la façon dont les Américains passent leur « temps de loisirs ». En 1971, il est lauréat de la bourse et entreprend plusieurs voyages à travers les États-Unis.
Il est clair qu’il est, dans une certaine mesure, toujours influencé par la façon dont Robert Frank a fait du drapeau américain un leitmotiv de son ouvrage Les Américains. Meyerowitz apporte cependant sa propre vision de l’Amérique.
Il saisit les symboles d’une époque révolue, avec la voiture américaine sertie de chrome typique des années 50, le drive et la glace sundae.
On y voit aussi une conductrice de navette d’aéroport aux allures de Barbie.
Aux quatre coins du pays, il collecte les petits moments d’inquiétude dans l’espace public plutôt que les manifestations de violence réelle à grande échelle. Comme ce père de famille au regard inquiétant entouré de sa famille qui semble contrariée ou apeurée.
Il capte les micro-frustrations de la vie de tous les jours.
Et les indices du malaise qui étreigne le pays. Lors d’un mariage, il capture au fond une grange en ruine. Est-ce une simple prémonition de ce qui attend les mariés ? Est-ce un parallèle avec une Amérique qui s’effondre, ou tout du moins qui s’effrite ?
On voit sur une photo un homme fixer sa voiture accidentée. Est-ce l’idée d’une Amérique qui regarde son pays décliner ?
Il transmet par ses images l’absurdité de la guerre en photographiant des scènes de vie de manière ironique.
Il capture ce moment d’insouciance de deux couples qui ont l’âge des soldats envoyés à la guerre.
La voie de la description
Abandonner le noir et blanc
Au début des années 1970 se produit une révolution technologique. Le développement « maison » des photos couleurs, très onéreux et quasiment impossible à réaliser soi-même, devient subitement beaucoup plus simple et à peine plus cher que le noir et blanc.
À la même époque, John Szarkowski, le toujours très influent conservateur du département photo du MoMA, sort un livre intitulé Looking at Photographs. Il y développe le rôle descriptif de la photographie. Selon lui, quand on appuie sur le bouton, l’appareil ne fait que décrire ce qui se trouve devant lui.
La couleur a davantage de puissance descriptive que le noir et blanc, en déduit Meyerowitz. Elle offre un plus large éventail de contenus et d’émotions. Pour ces raisons, il décide d’abandonner complètement le noir et blanc.
Renoncer à l’accroche
Cependant, la couleur l’oblige à se comporter différemment. Le film couleur Kodachrome 25 ISO est terriblement plus lent que le film noir et blanc Kodak Tri-X 400 ISO.
Par conséquent, si son sujet et lui sont en mouvement, l’image est parfois floue. Pour obtenir davantage de description et donc une parfaite netteté, il doit photographier de plus loin.
Il recule encore plus loin que ses 2,5 m habituels, la distance depuis laquelle il se positionne depuis toujours. Il se retrouve soudainement à travailler à plus de 6 m en arrière, d’où plus rien n’a la même apparence.
Du fait de cette distance, ses photos s’éloignent de l’accroche, la plaisanterie saisie à la volée, cet « hameçon » pour l’œil. Il s’interroge : « Suis-je capable de détourner le regard face à l’incident sans pour autant perdre goût à la photographie et à la vie ? »
Il y a bien sûr des « hameçons » qu’il est difficile d’éviter :
Ses photographies deviennent dès lors plus complexes sans la hiérarchie de contenu qu’induit l’incident. Meyerowitz se met à appeler cela des « photographies de champ », parce qu’il veut que tout ce qui se trouve dans le champ ait une importance équivalente.
Comme dans l’exemple ci-dessous où aucun visage n’est immédiatement évident.
À ce moment-là, ses amis les plus proches – dont Gary Winogrand – ne cessent de lui répéter : « Tu es en train de perdre ta patte, Joel. » Ils ont raison au fond, Meyerowitz sent qu’il est à un tournant décisif. Il observe la photo suivante.
La façade d’immeuble criarde en plastique pailleté d’or typique de l’époque, le marchand de journaux à droite, l’homme qui marche au coin de la rue, la femme gigantesque en rouge. Si quelqu’un regarde cette photo en 2050, se dit-il, il saura ce qu’était la vie à New York dans les années 1970. Une sorte de joie vertigineuse le traverse.
Il ne sait pas si ce sera un succès mais ce n’est pas la question. Il s’agit de suivre son instinct et de sortir de sa zone de confort.
Le pouvoir de la chambre grand format
Le 35 mm c’est fantastique, analyse Meyerowitz en 1976 en regardant avec attention cette photo tirée en 28 x 35,6 cm. Il y a une belle définition, c’est certain, mais la taille des impressions reste limitée.
Il voudrait pouvoir tout voir. Tous les détails. En très grand. De la taille d’un mur si possible. Pour cela, il existe bien le procédé dye-transfer, mais c’est horriblement cher. Une impression de ce type coûte 300€ en 1976. Pour vous donner une idée c’est l’équivalent de plus de 3000€ aujourd’hui, pour une SEULE impression !
Il essaie donc des appareils de moyen format avec des négatifs couleur, mais ils sont si lents qu’il en vient à se dire : « Bon sang, tant qu’à poser mon appareil sur un trépied, je devrais peut-être y aller carrément et prendre une chambre grand format. »
Il achète une chambre Deardorff 20 x 25 cm en bois utilisée par les photographes paysagistes du 19e siècle, ainsi qu’un objectif grand angle.
L’été 1976, Meyerowitz emmène toute sa famille passer l’été dans la station balnéaire de Cap Cod, à quelques centaines de kilomètres au nord-est de New York.
Arrivé dans le logement prêté par un ami, il installe un plan-film dans le châssis de l’appareil, pose le tissu noir sur sa tête et ouvre l’obturateur. Il découvre sur le verre dépoli l’intérieur de la maison. Un frisson d’excitation le parcourt.
Plus tard, il imprime cette photo en 5 mètres sur 6. L’immense négatif de 20 x 25 cm a capté tous les détails. La lumière douce qui imprègne partout la pièce et les verticales infaillibles des portes et des murs.
Épilogue
Pendant deux étés à Cap Cod, Meyerowitz décide d’emporter partout avec lui la chambre Deardorff. S’il prend sa voiture pour faire des courses, l’appareil est posé sur le siège arrière. Dès qu’il se promène sur la plage, l’appareil est sur son épaule. Peu importe où il va, l’appareil est omniprésent.
Toutes ces années passées dans la rue où il ne sortait jamais sans son Leica lui ont été incroyablement utiles. Il ne pas voulait se dire : « Oh, j’ai vu un super cliché, si seulement j’avais mon appareil photo. »
Meyerowitz a écouté sa voix intérieure qui ne cessait de répéter le mot « description ». Interroger ce simple terme a déclenché un processus qui l’a forcé à se détacher de tout ce sur quoi il avait fondé sa manière de voir le monde, pour prendre un nouveau départ.
Deux ans plus tard, en 1978, il publie son chef d’œuvre Cape Light, recueil de photographies prises à Cap Cod avec la chambre Deardorff. En voici quelques-unes parmi mes préférées :
Cliquer sur une des images pour voir la galerie en plein écran.
Livres conseillés
- Rétrospection – Editions Textuel – 31,5 x 22 cm, 352 pages, 280 images, version en français :
C’est LA bible pour découvrir l’ensemble du travail de Joel Meyerowitz, du plus récent jusqu’à ses toutes premières images réalisées dans la rue au début des années 60.
- Cape Light – Editions Aperture – 25 cm x 30 cm, 112 pages, version en anglais :
C’est le fameux recueil de photographies prises à Cap Cod.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, laissez-moi un petit mot, cela fait toujours plaisir.
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70 réponses sur « Comment la street photography a révélé Joel Meyerowitz »
Pour Cape Light, les photographies me parlent peu (pour l’instant?).
Mais comme votre réflexion dans l’article sur Alec Soth à propos des photos de Robert Adams, avoir les photos imprimées devant soi peut être une expérience très différente que celle devant son écran (de téléphone, qui plus est).
Je vais aller tenter ma chance dans les bibliothèques du coin pour trouver une copie de l’ouvrage.
C’est le deuxième articles sur Meyerowitz que je lis en quelques jours, avec deux approches différentes. La vôtre est plus approfondie. Merci.
Merci beaucoup, c’est passionnant !
Je connaissais Joel Meyerowitz, ça fait toujours du bien de s’y replonger.
Merci Béatrice.
Quel plaisir de vous lire!
J’ai croisé votre chemin virtuel tout récemment. Et c’est très singulier, dans le très bon sens du terme… Vous transmettez d’une telle façon que non seulement nous découvrons, apprenons, mais avons également la possibilité d’extraire de vos articles ce qui nous touche individuellement.
Merci (de la part d’une néophyte).
Merci Elisabeth.
Merci beaucoup, c’est très intéressant et documenté, on sent en plus que vous prenez un réel plaisir à partager votre passion, c’est bien cool…
(Je viens de reprendre du plaisir à rater des photos, j’ai réactivé mon increvable argentique).
Merci Fred. (Reprendre du plaisir à rater des photos, belle formule).
Merci pour cet article. Choix des photos et textes très intéressants.
Merci Chantal.
Toujours aussi intéressant avec de belles photos qui illustrent le propos.
On se plonge à chaque fois avec fascination dans l’oeuvre du photographe présenté.
J’attends avec impatience le prochain article.
Merci Sophie.
« L’immense négatif de 50 x 60 cm. »
Plutôt 8×10 inches ou 20,3 x 25,4 cm, non ?
Oui !
J’ai corrigé, merci.
Votre blog est une vraie découverte ! J’aime votre approche détaillée sur les artistes et leur histoire. Au delà de l’émotion suscitée par une image, vous restituez son contexte, l’état d’esprit de l’auteur et ses motivations. Bravo !
Merci Lionel.
Remarquable analyse qui montre la lente découverte du monde par Joel à travers l’appareil, de la naissance à la sagesse visuelle.
Merci Alain.
Un grand merci pour cet article ainsi que pour les autres qui nous donnent beaucoup de détails sur la vie, les motivations et l’évolution de ces grands photographes.
Du travail sérieux pour notre culture.
Merci Christian.
C’est le deuxième article que je lis de vous. C’est à la fois instructif et jubilatoire.
Bravo!
Donc tu es photographe !? Amitiés Alain.
Merci Alain.
Le deuxième article que je lis….très intéressant. Réflexions très constructives sur la street photography. J’apprends pas mal de choses. Merci!
Merci Dominique.
Admirable analyse de l’évolution du travail de Meyerowitz, j’ai beaucoup appris, merci !
Merci.
Article superbe ! Merci.
Merci Lili !
Super article ! Je me suis précipité sur Retrospection juste après l’avoir lu. Dommage que je n’ai pas de chambre sous la main…
On retiendra qu’il est salutaire d’essayer plusieurs formats, encore faut-il que le budget suive…
Merci.
Je me souviens que j’ai eu des envies de chambre après la rédaction de cet article.
(Par chance il existe des expérimentations plus accessibles)
Bravo Antoine, superbe article très complet.
Merci Karl !
Salut Antoine, merci pour cet article ça remotive à sortir dans la rue et chercher de nouvelles compositions!
J’ai Retrospection de Meyerowitz mais je m’intéresse de plus en plus à Garry Winogrand.
Aurais-tu une recommandation de livre? Merci.
Salut Ismaël,
Tous les livres de Winogrand sont en ce moment à un prix exorbitant. Je te conseille son livre The Animals si tu peux le trouver d’occasion ou à la bibliothèque. Il photographie « le zoo comme une sorte de théâtre, dans lequel les humains et les animaux jouent le drame comique de la vie urbaine moderne.»
Très bel article sur ce photographe de rue captivant !
Je ne connais pas bien son travail mais je sais qu’un de mes professeur adore et nous en parle souvent. Ta manière d’écrire est une fois de plus très bien tournée et je suis conquis, pas lassé.
Si seulement j’avais l’argent pour Rétrospection qui vaut plus de 650€.
Une fois que les bouquins sont sold out, les prix flambent anormalement. Tu peux toujours choper la version en anglais qui est disponible à moins de 50€: Where I Find Myself.
Et merci pour ton mot très cool.
Au plaisir Antoine
Très bel article écrit avec beaucoup de passion. Je ne fais pas de photos de rue, mais cela donne envie d’essayer. Merci à vous.
Les photos de Cape Light sont vraiment géniales. J’ai hâte de découvrir l’intégralité de ce livre.
Cape Light n’est malheureusement plus édité en ce moment. Il faudra attendre une nouvelle édition ou se tourner vers l’occasion.
(Je regrette de ne pas l’avoir acheté au moment de la rédaction de cet article).
Merci Jean.
Ces articles de fond sont des ressources précieuses desquels on apprend systématiquement, tant ils sont soignés et documentés. J’espère un jour vous lire sur Harry Gruyaert…
Merci Hubert pour l’éloge ! Et pour le grand Harry Gruyaert, j’en prends note.
Bonjour Antoine,
J’ai eu un mal de chien à trouver Cape Light il y a un an et demi.
Si je peux me permettre d’ajouter une note (et corrige moi si je me trompe). Le livre est épuisé et les modèles d’occasion revendus au prix du lingot d’or…
J’ai pu trouver un exemplaire dans une boutique située à Londres : avec une couverture souple à près de 90€.
Bonjour, Cape Light est sold out depuis un certain temps.
Il faut attendre qu’il soit réédité si l’on veut éviter d’y laisser un rein.
Il a plusieurs fois été réédité, il n’y a pas de raisons qu’il ne le soit pas encore une fois !
Excellent article très complet, une belle synthèse de ce photographe majeur.
J’avoue ne pas être plus sensible que ça à Cape Light.
Que personnellement je ne nommerais pas chef d’œuvre,
Préférant par exemple Harry Gruyaert,
En revanche, sa période « Robert Frank » me parle complètement,
Tourner autour du sujet, se rendre invisible à celui-ci, capté le geste insolite, exactement mon approche.
À mon niveau bien sûr!
Si vous préférez la photographie de rue, je comprends que la première partie de son travail vous touche davantage !
Merci Yvan pour le message !
Merci beaucoup pour ce nouvel article très bien documenté aussi bien en textes qu’en photos.
Merci Monique !
Super article sur Meyerowitz.
Certaines photos prises en 1977-78 (Cape Light) m’ont rappelé le travail de Edward Hopper et ses décors contemplatifs: un fast-food, un hôtel, une piscine, une station-service, la plage…
En tout cas une vision particulière des États-Unis…
Bravo.
Je ne crois pas qu’Edward Hopper soit une inspiration directe de Joel Meyerowitz.
Mais c’est vrai, la même contemplation s’en dégage.
Excellent article (même si je connaissais déjà ses photos qui sont magnifiques).
Il y a beaucoup d’éléments que j’ignorais sur son parcours, surtout les interactions entre cette génération d’artistes.
Un vrai plaisir, merci.
Ravi que l’article t’ait intéressé.
Merci Jan !
Très bien écrit.
Merci Claude !
Encore un excellent article qui m’a permis de mieux appréhender l’oeuvre de Joël Meyerowitz. Très agréable à lire comme d’habitude 😉
Merci David 🙂
Excellent article. Très agréable à lire.
J’aime beaucoup le livre Une vision de la photographie avec les commentaires de Joel Meyerowitz.
Merci pour ton commentaire Romain !
Quant au bouquin, je suis un peu partagé. D’un côté, j’aime beaucoup la démarche de Meyerowitz, il partage son expérience et donne pleins de conseils.
De l’autre, ses conseils sont parfois un peu simplistes je trouve. Un parmi d’autres, lorsqu’il conseille d’éviter de photographier au centre, il reprend ce qu’il s’est appliqué à lui-même pendant les premières années de sa pratique. Pourtant, bon nombre de photographes talentueux – on peut citer Bruce Gilden, que l’on aime ou non – photographient au centre, et font un travail d’excellente qualité.
En tout cas, le livre donne envie de sortir son appareil et de photographier, en ça c’est un pari réussi 😉
Je viens de relire ce très bon article qui nous permet d’appréhender comment Joel Meyerowitz à élaborer sa démarche photographique en se servant des innovations techniques pour construire son regard.
Merci pour ce travail de fond.
Merci !
C’est vrai que l’on sous-estime parfois l’importance de l’innovation technologique dans l’évolution de la photographie.
Excellent article très bien documenté. Je croyais connaître Meyerowitz, et j’ai appris plein de choses. Merci.
Merci beaucoup Francine 🙂
J’ai lu 4 articles tous aussi passionnants les uns que les autres.
Il y en a d’autres?
(Il faudrait aussi une table des matières.)
Merci Alain. Je viens de voir ton commentaire, il s’était perdu dans les spams.
Il y en a tout juste 5, je viens d’en publier un sur Nan Goldin.
Bonne idée, je ferai un plan quand ça deviendra trop le souk !
Merci pour cet article.
J’ai découvert le secret de Joël Meyerowitz : 2.5 m
Bonjour,
Je suis très content que l’article plaise !
En effet, c’était sa distance de prédilection pendant des années.
Bonjour, excellent article sur un personnage emblématique de la photo de rue (reconnu pour ses photos contemplatives?).
Il faudrait la suite avec sa série sur le 11 septembre et ses dernières natures mortes. Je retiens les idées d’ambiguïté, d’humour par association de contraste, de surréalisme, et d’élargissement du contexte pour ma pratique personnelle de photo de rue.
Les 2 premiers articles sur un de mes photographes, Alex Webb, donnent envie d’en avoir plus, il faut continuer.
(J’aurais bien aimé aussi pouvoir découvrir quelques unes de vos images sur ce site découvert par le lien donné par Thomas Hammoudi).
Bonjour Marc, ravi que l’article t’ait plu !
Meyerowitz est un photographe à la fois fascinant et ambivalent. Il est souvent décrit comme un photographe de rue (cf sa page wikipedia) alors qu’il n’a jamais sorti de livres exclusivement dédiés à la street photography (sauf my spanish trip peut-être, sur les 6 mois qu’il a passés en Espagne). Personnellement, je trouve que ses amis Garry Winogrand et Tony Ray-Jones ont produit des oeuvres plus abouties en tant que photographes de rue. Finalement, peut-être que toutes ces années dans la rue n’ont été qu’une phase d’apprentissage. Et que l’aboutissement en a été la découverte de la chambre grand format et d’une pratique plus méditative de la photographie.
C’est vrai qu’il n’y a pas grand chose sur mon blog, il est un peu comme son nom, minimaliste ! Par contre, je poste régulièrement mes photos sur Instagram : https://www.instagram.com/lephotographeminimaliste
Et merci encore à Thomas pour le partage 🙂
Vos articles sont remarquables, bravo et merci!
Merci beaucoup 🙂
Bravo Antoine, même pour une néophyte, ton article est très intéressant et joliment documenté.
Merci Laurence 🙂