Alex Webb décrit son travail comme « une vision hautement interprétative du spectacle du monde. » Quelles sont les caractéristiques de ce regard et de ce style si reconnaissable ? Pourquoi décide-t-il de photographier ce qu’il photographie ? Quelle est la part de lui dans ses images ?
Temps de lecture : 16 min
Sommaire
Introduction
Je referme tout juste The Suffering of Light d’Alex Webb. Ce livre présente certaines de ses photos les plus emblématiques. Ce qui me frappe, c’est que le monde ne semble pas avoir beaucoup changé.
L’ouvrage a beau balayé trois décennies, on retrouve les mêmes murs décrépis, année après année. Dans les rues pauvres du monde entier, il semble que 1979 soit presque identique à 2009. Le style des vêtements a à peine changé. Les rues sont pleines des mêmes objets abandonnés et du même béton fissuré.
Les préoccupations humaines et esthétiques d’Alex Webb ont aussi très peu évolué. Des images tellement complexes que j’ai lutté pour finir le livre en une fois. Partout, des personnages étonnamment présents. Des couleurs saturées et des ombres omniprésentes, si bien agencées dans le cadre que certaines images semblent être le résultat de collages.
Au fil des pages, je repère les éléments de composition récurrents qui définissent le style si particulier d’Alex Webb. Et je me demande dans quelles mesures ses images reflètent les scènes qu’il a eues devant les yeux. C’est l’objet de la première partie.
Alex Webb : une complexité visuelle en réponse à la complexité du monde
Retranscrire l’énergie de la rue
Alex Webb commence ses premiers projets au milieu des années 1970 à la frontière américano-mexicaine et à Haïti.
« J’ai commencé à y sentir quelque chose, un sentiment d’énergie, un sens de la vie vécue dans la rue. »
Interview d’Alex Webb par Marek Grygiel et Adam Mazur pour Foto Tapeta
J’ai par ailleurs écrit un article sur la façon dont Webb aborde ses projets photographiques.
Selon Wikipedia, la composition photographique consiste en l’arrangement délibéré des éléments visuels d’une photographie pour communiquer des idées et des impressions au spectateur.
À partir de cette définition, quels éléments de composition traduisent le dynamisme ?
La profondeur de l’image
Alex Webb utilise un appareil télémétrique Leica M principalement avec un objectif semi grand angle : le 35 mm (plus rarement le 28 mm).
Cette focale lui permet :
- d’avoir un angle de vision légèrement plus large que la perception de l’oeil humain.
- d’éviter que les personnages en bord d’image soient déformés. Les effets de perspectives quelquefois gênants avec des objectifs grand angle ou très grand angle sont quasiment invisibles avec un 35 mm.
Dans ce cadre ainsi créé, Webb utilise une grande profondeur de champ : tous les plans de ses images sont nets.
Grâce à l’utilisation du grand angle, les distances entre les différents plans paraissent plus grandes. Au contraire du téléobjectif qui «écrase» les distances.
Souvent, un premier plan nous plonge dans la scène, puis de gracieuses courbes en S nous guident à travers les couches de l’image :
Parfois, une ligne en Z dirige notre regard vers le premier et le second plan, puis à l’arrière-plan :
Le flou de mouvement
En ralentissant la vitesse d’obturation, il renonce parfois à saisir l’instant que d’autres nommeraient «décisif» pour suivre les allées et venues des gens.
Des couleurs vives
On ressent l’énergie des lieux par l’utilisation de couleurs saturées. Au fil des pages éclatent le vert des néons, les roses sensuels, les rouges ardents et le violet des couchers de soleil.
En découvrant ces pays, Webb est frappé par l’ardeur qui se dégage. La profondeur des images, le flou de mouvement et l’utilisation de couleurs vives véhiculent visuellement ce sentiment.
Cependant, ces endroits ne sont pas que cela. Ils ont en commun d’être des lieux de tension et de confrontation culturelle.
Exprimer la tension des frontières
Alex Webb est comme aimanté par ces endroits :
« Pendant de nombreuses années, j’ai été fasciné par les frontières, où les cultures se rejoignent, parfois facilement, parfois de manière approximative. Commençant par photographier la frontière américano-mexicaine au milieu des années 1970, je suis attiré par les lieux de division et de tension culturelles, allant des mondes postcoloniaux des Caraïbes et d’Amérique latine à Istanbul. »
Interview pour Magnum Photos
Par exemple, Istanbul est une ville pleine de contradictions. À la fois asiatique et européenne, orientale et occidentale, islamique et laïque.
Comment exprimer ces contrastes dans les photos ?
Le hors-champ
Symboliquement, les limites du cadre sont en quelque sorte les frontières des pays que Webb photographie.
Ainsi, on n’est pas surpris de découvrir que les bords des images revêtent une importance centrale. Littéralement. Des corps mystérieux surgissent hors du cadre, des membres pendent dans une gravité toute relative.
Les couleurs opposées
Je suis toujours dubitatif sur le symbolisme des couleurs que proposent certains auteurs. Du genre, l’opposition entre rose et bleu renverrait à celle entre féminin et masculin. Bon ok, j’ai choisi un exemple très caricatural, mais vous voyez l’idée.
J’ai simplement identifié les relations entre les teintes d’une image. Pour cela, j’ai utilisé un outil d’analyse des couleurs basé sur le cercle chromatique et créé par Laurent Jégou de l’université Toulouse 2 Jean Jaurès. Le rouge s’oppose ainsi au vert-bleu, le jaune au bleu-violet, le vert pur au violet-rosé, etc.
Consciemment ou non, Alex Webb identifie et utilise différents types de combinaisons au moment de photographier :
- 2 couleurs opposées sur le cercle chromatique.
- 3 couleurs : analogue à la combinaison de 2 couleurs sauf que la couleur opposée est scindée en deux. Par exemple ci-dessous, la couleur opposée au bleu, l’orange, est scindé en rouge et jaune.
- 4 couleurs : semblable à la combinaison de 3 couleurs, à la différence qu’il y a quatre points d’ancrage sur le cercle et non plus trois, tous à égale distance. À peu près. C’est de la photographie, pas de la géométrie. Par exemple, le rose de la barbe à papa et le jaune du poteau ci-dessous s’opposent au bleu du ciel et au vert pastel de la tôle.
Fort contraste entre lumière et obscurité
Le noir constitue chez Alex Webb une sorte de couleur primaire. A tel point qu’il semble arracher des sections entières de photos. Des zones sombres d’une intensité telle qu’on a l’impression qu’elles sortent du cadre de l’image.
Webb n’essaie pourtant pas de montrer qu’une seule facette de ces pays.
Véhiculer la multiplicité du réel
À tel point qu’il semble investi d’une passion dévorante pour remplir le cadre jusqu’à l’excès :
« Il n’y a pas que telle ou telle chose qui existe. Il y a aussi ça, et ça, ça et encore ça et tout coexiste à l’intérieur d’un même cadre. Je cherche toujours à ajouter quelque chose. Mais une de trop et c’est le chaos. Je m’amuse à marcher sur cette ligne de crête : je multiplie les éléments jusqu’à m’approcher au bord du chaos. »
Mais comment rendre compte visuellement de ces différentes réalités ?
Le cadrage : plusieurs photos en une
Webb a cette faculté à créer plusieurs images en une. Les photos sont coupées en deux par un mur, une statue, un arbre ou un poteau comme ci-dessous.
Certaines images sont encadrées par des fenêtres, des portes ou des trous, créant ainsi des cadres dans le cadre.
Évidemment, diviser ainsi le cadre crée de multiples lignes et des formes géométriques qui dirigent le regard. Mais je crois que l’on peut l’interpréter comme une volonté de montrer plusieurs situations de manière cohérente.
Remplir le cadre jusqu’au chaos
D’une certaine manière, regarder les photos d’Alex Webb, c’est comme assister à un numéro d’équilibriste sur une corde raide, on n’est jamais très loin de la chute. En l’occurrence ici, un élément de plus dans le cadre et l’image passe de complexe à incompréhensible.
Par exemple, dans la photo ci-dessous, c’est fascinant de voir à quel point Webb arrive à caser autant de personnes sans qu’ils ne se chevauchent, sans que l’image n’en soit déséquilibrée. La posture des enfants et la structure des jeux, tantôt courbées, tantôt droites, contribuent aussi au dynamisme de l’image.
Il ne s’agit pas de sur-analyser pour expliquer que telle ou telle photo fonctionne mieux qu’une autre. Des images avec autant d’éléments créent forcément des lignes directrices.
Quoi qu’il en soit, si ces enfants avaient été photographiés isolément, l’impact n’aurait été clairement pas le même.
Illusions d’optique et juxtapositions paradoxales
La façon dont Alex Webb arrive à capter plusieurs situations en une seule photo me fascine vraiment. Ces moments coexistent d’une manière qui semble parfois paradoxale ou contradictoire, comme dans les deux photos ci-dessous.
Fascination pour les dispositifs de doublage
Qu’il s’agisse de reflets (miroir, fenêtre, rétroviseur), ombres, peintures, affiches, panneaux d’affichage, photographies, graffitis, Webb est fasciné par les dispositifs de doublage.
Les miroirs n’en finissent pas de refléter ce qu’ils voient autour d’eux.
Les graffitis incarnent la culture des pays. Webb s’exprime à ce sujet :
« C’est en quelque sorte une expression intéressante de la communauté : ce qu’ils choisissent de mettre sur leurs murs. Il y a clairement une sorte de conscience de soi, une conscience historique. »
Le rouge, une couleur polymorphe
Webb est un grand fan du rouge. Nombre de ses photos l’arborent, qu’il soit associé à d’autres couleurs ou intégré dans des compositions monochromatiques.
Ainsi, un rouge est parfois un rouge apaisant, comme ci-dessous, lorsque le ciel rouge – tirant vers l’orange et le prune – est contrebalancé par le vert d’eau du mur.
Le rouge est aussi énervé quand il est vif et saturé.
Avec The Suffering of Light, on est plongé dans la rue de ces pays. Des lieux de tension culturelle où la vie est vécue intensément. La complexité des images nous donne-t-elle un aperçu de l’expérience de vivre sans aucun filet de sécurité dans ces endroits ? Peut-être. Mais les photos ne proposent jamais une réponse simple.
En fait, après avoir admiré leur maîtrise, elles me confondent plus souvent qu’elles n’expliquent quelque chose. Elles évoquent l’ambiguïté au lieu de la certitude. Elles peuvent être lyriques ou dramatiques. Comme leur forme, les significations de ces images sont probablement multiples et certainement complexes.
Les photos sont sans doute complexes parce que le sujet l’exige. Les couleurs sont vives et intenses car elles semblent liées à la culture de ces pays. Mais les photographes incluent forcément dans leurs images une part d’eux-mêmes.
En quoi les influences d’Alex Webb expliquent aussi son style si particulier ?
Les influences créatrices d’Alex Webb
Alex Webb parle de l’inspiration comme partie intégrante de la création :
« Au fond de l’esprit du photographe se trouvent toutes sortes d’influences – ce que l’on a vu, lu, entendu, vécu – toute une vie d’influences, et de bagages personnels et culturels – et ainsi de suite. Ces choses se rejoignent, à l’insu du photographe, au moment où l’on appuie sur le déclencheur. »
Blog d’Alex Webb, janvier 2010
La peinture au fer rouge
Alex Webb est né à San Francisco en 1952 et a grandi en Nouvelle-Angleterre, dans le Nord-Est des États-Unis. Les hivers là-bas peuvent être particulièrement durs. Il y a d’ailleurs une expression locale qui dit : « Si vous n’aimez pas le temps, attendez 10 minutes ». C’est là que le petit Alex passe son enfance, dans cette région qu’il qualifie de « grise et marron » et où « les choses se passent à huit clos. »
Dès son plus jeune âge, il est exposé à toutes sortes de stimulations visuelles et littéraires. Sa mère est sculptrice et dessinatrice. Son père est éditeur mais également écrivain. Son frère est peintre. Sa sœur, illustratrice ornithologique et auteure de livres illustrés pour enfants. Webb s’essaie à la peinture et à la sculpture, puis adolescent, à l’écriture de fiction.
Le famille se rend régulièrement au musée. Il est marqué par les œuvres de Chirico, Matisse, Braque et des cubistes : « leurs peintures vibrent encore dans ma tête. »
Giorgio De Chirico
Chirico est l’un des fondateurs de la peinture métaphysique. Ce courant, fondé en 1917, propose d’interroger l’existence des choses au-delà de leurs apparences matérielles. Très souvent à travers des scènes atemporelles, parfois absurdes, souvent énigmatiques, comme la peinture ci-dessous.
5 éléments notables de cette oeuvre :
- le fort contraste entre la lumière et les ombres allongées qui couvrent près de la moitié de la toile.
- la présence d’éléments inattendus : une fille avec un cerceau, une roulotte, des arcades interminables.
- le cadre créée un sentiment de claustrophobie. Entouré d’arcades, le lieu paraît clos sur lui-même et semble enfermer la jeune fille.
- le hors cadre renforce cette impression : la forme humaine (ou la statue), dont on ne voit que l’ombre, paraît menacer la jeune fille.
- le temps semble comme arrêté. Au milieu du décor inquiétant qui évoque des vestiges antiques, tout semble immobile.
L’influence de Chirico sur Alex Webb est très nette, comme sur une de ses photos emblématiques :
Résonances avec la peinture de Chirico :
- même lumière : celle du matin ou de la fin d’après-midi qui allonge les ombres
- lieu clos sur lui-même, encadré ici par les deux piliers roses
- temps suspendu avec le saut figé de l’enfant
- il se dégage de la photo une atmosphère mystérieuse, presque religieuse (matérialisée par la croix penchée au fond qui fait échos à la posture de l’enfant)
Webb a été marqué par les oeuvres métaphysiques de Chirico. Avec leur lumière crépusculaire, leur tonalité et leurs ombres exagérément étirées.
Henri Matisse
Matisse est un peintre, dessinateur, graveur et sculpteur français. Il est le chef de fil du fauvisme.
Petite anecdote cocasse sur l’origine du nom. En 1905, Le Salon d’automne a été un scandale à cause des couleurs pures et violentes sur les toiles regroupées dans une même salle. Le mot « fauve » provient de Louis Vauxcelles, un critique d’art qui compare cette salle à une cage aux fauves. Ce mot, qui était au début péjoratif, est adopté par les peintres.
5 éléments notables de cette oeuvre :
- Les couleurs sont poussées à leur plus haute saturation.
- Les couleurs sont disposées de telle sorte à produire un contraste maximal : le rouge et le vert, le jaune et le violet, le noir et le blanc du tablier de la servante.
- Il n’y a ni nuance ni de recherche de dégradés.
- La couleur ne sert pas seulement à identifier des éléments, elle est le seul sujet de l’oeuvre. Matisse disait : « Quand je mets un vert, ça ne veut pas dire de l’herbe ; quand je mets un bleu, ça ne veut pas dire le ciel. »
- La couleur est vectrice d’une sensation : Matisse place la quantité de couleur nécessaire pour faire vibrer les couleurs et produire un effet sur les sens du spectateur.
L’influence de Matisse sur le sens de la couleur chez Alex Webb est immense. Par exemple sur une de ses photos :
Résonances avec la peinture de Matisse :
- La couleur est le sujet principal de la photo.
- Le rouge est extrêmement saturé.
- La couleur a une résonance supplémentaire. Pour Webb, « la couleur n’est pas que la couleur pour la couleur, elle est également porteuse d’émotions. »
- Le rouge crée ici une atmosphère particulière, que je trouve presque conviviale.
L’inspiration photographique
Au lycée, Alex Webb passe des heures dans la bibliothèque à dévorer les travaux des photographes de rue que sont Garry Winogrand, Lee Friedlander, André Kertész, Robert Frank et Henri Cartier-Bresson.
Le choc Henri Cartier-Bresson
Alors qu’il parcourt le fameux livre Images à la sauvette (ou the decisive moment dans la version américaine), Alex Webb tombe sur cette photo de Cartier-Bresson prise à Valence en Espagne.
Il se souvient :
« Je n’avais jamais rien vu de pareil. Alors que je m’émerveillais devant les cercles formés par les verres dépareillées des lunettes et par celui de la demi-cible sur la porte, j’aperçus derrière cette silhouette légèrement tordue et ambiguë. Je me souviens avoir pensé : Comment quelqu’un peut-il voir de cette façon ? Comment quelqu’un peut-il trouver un moment aussi énigmatique dans le monde et le rapporter sous forme de photo ? J’ai commencé à ressentir quelque chose à propos de la perception, du moment, de l’espace et des possibilités uniques de la photographie. Je n’ai jamais oublié cette image. »
Blog d’Alex Webb, décembre 2009
Quelle douce réjouissance ! Webb aussi sidéré et perplexe devant une image de Cartier-Bresson que je ne le suis devant une de ses propres photos. À ses débuts en noir et blanc, on sent nettement l’influence des Cartier-Bresson, Frank, Winogrand et autre Friedlander. À tel point que certaines de ses photos semblent être des copies, comme celle ci-dessous qui a tout l’air d’un vrai faux Cartier-Bresson. De par la composition géométrique et le côté surréaliste qui s’en dégage.
Ray Metzker : les ombres dévorantes
Metzker un photographe américain du XXème siècle connu pour son incroyable travail de la lumière, exclusivement en noir et blanc, comme sur ce clair-obscur mettant en scène un marin.
5 éléments notables de cette oeuvre :
- la maîtrise formelle de l’image.
- les forts rayons de lumière qui contrastent avec le noir impénétrable et omniprésent.
- le sujet isolé scrutant l’obscurité.
- la tête inclinée du marin au moment où il passe dans l’ombre ajoute une légère torsion émotionnelle.
- l’isolement et la solitude qui se dégagent de la scène.
Son oeuvre a grandement imprégné le travail d’Alex Webb. On peut y voir des similitudes avec cette photo prise en Ouganda en 1980.
Résonances avec l’image de Metzker :
- la composition très graphique.
- le contraste de la lumière forte et des ombres qui mangent la majeure partie de l’image.
- l’isolement des deux hommes.
- Les personnages se détachent nettement de l’arrière-plan et la gestuelle marquée de l’homme de droite contribue à la perplexité de la scène.
➔ Retrouvez un livre culte de Ray Metzker dans mon article :
Robert Capa : les juxtapositions paradoxales
Dans la première photo ci-dessous, Robert Capa a juxtaposé des éléments contradictoires : des vaches broutant l’herbe paisiblement et un avion de guerre.
Dans la seconde, Alex Webb rassemble un marchand de miroir et deux soldats.
Les deux images dégagent le sentiment que la vie continue alors que, juste à côté, des événements graves se passent. Les animaux continuent à vivre leur vie d’animal et les hommes leur vie d’homme.
L’amour de la littérature
Alex Webb est diplômé en 1974 en histoire et en littérature à l’Université Harvard. Il est très compliqué de comprendre pourquoi on choisit d’aller où on veut. Il s’agit en grande partie de choix intuitifs. Mais des écrivains, par leurs romans et leur vision du monde, ont suscité chez lui un intérêt pour certains endroits du monde.
Graham Greene : l’attrait d’Haïti
En 1975, Alex Webb lit Les comédiens de Graham Greene. Ce livre, paru dix ans plus tôt, peint une page sombre de l’histoire d’Haïti, celle du dictateur sanglant François Duvallier et de ses sbires de la milice paramilitaire appelés les tontons macoutes.
Ce roman, teinté de documentaire, de politique, d’humour et de mystique, le fascine et l’effraie à la fois. D’autant plus qu’en 1975, la situation politique d’Haïti a peu changé. Jean-Claude Duvallier, tout aussi dictateur que son père, règne d’une main de fer sur le pays.
La même année, il décide se rendre en Haïti, un voyage qui le transforme en tant que photographe et en tant qu’être humain.
Le réalisme magique
Certains romanciers se revendiquant du réalisme magique ont influencé Alex Webb, comme le colombien Gabriel García Márquez et le péruvien Mario Vargas Llosa.
Le réalisme magique latino-américain consiste à donner des dimensions merveilleuses, irrationnels et exagérées de la réalité quotidienne, de façon à ce que les personnages et le lecteur passent du réel au magique sans même s’en rendre compte.
Cela passe par l’intervention du paranormal ou du surnaturel. Sorts, sorcellerie, sortilèges, miracles, événements non-compréhensibles par le lecteur ou communication avec des dieux ou des esprits.
Beaucoup de photos d’Alex Webb transpirent le fantastique :
« Je regarde certaines de mes photographies d’Amazonie ou du Panama, et je pense au monde de la maison verte de Vargas Llosa : des villes fluviales isolées et torrides où l’armée ou la police se débattent, où la jungle est omniprésente et toujours envahissante. Est-ce que je pense aux notions de «réalisme magique» lorsque je me promène dans les rues des petites villes de la jungle ? Certainement pas. Dans la rue je suis dans l’instant. Mais, avec le recul, je soupçonne que je suis plus sensible à ces notions du fait de mes lectures. »
Tout au long de The Suffering of Light, des scènes banales se teintent de surnaturel comme cette fillette qui semble de façon irréelle suspendue dans l’air.
Parfois, les gens semblent se transformer en animaux et les animaux en hommes, comme cet enfant qui semble ne faire qu’un avec une poule.
Le fantastique empiète sur le banal comme cet enfant déguisé en énorme poisson à Iquitos au Pérou.
Conclusion : Comment résumer l’oeuvre d’Alex Webb ?
Pendant mes recherches, je suis tombé sur ce document à la bibliothèque du Centre Pompidou :
« Pour sa première exposition parisienne, Alex Webb, un jeune de Magnum, repousse un peu plus loin la règle du jeu. Les murs de la petite galerie de l’agence sont un peu étriqués pour sa fringale d’espaces et de teintes.
Alex Webb est un amoureux des lumières violentes jouant sur des teintes dont le temps délave lentement la pureté et des compositions en défi.
Parfois, beaucoup d’ombre, noyant le cadre et laissant deviner, dans le noir teinté, le passage ton sur ton d’un personnage, comme pour souligner l’agencement des plages de couleur.
La photographie, ici, n’est plus information. Elle se contente d’émotions colorées, mise à plat avec brio ou, de temps en temps, d’une pointe d’humour. De couleurs saturées en camaïeux précieux, Alex Webb, joue la vibration. »
Christian Caujolle, Libération, le 14/02/1983
Ce billet est paru dans Libération en 1983. Oui oui, 1983 ! Alex Webb a alors tout juste 30 ans et n’est passé à la couleur que depuis cinq ans.
Pour moi, le génie particulier de Webb en tant que photographe de rue repose sur trois choses :
- une vision précoce : à 30 ans, il avait déjà trouvé sa manière unique de travailler la couleur et la lumière. Il est fidèle à sa vision depuis toutes ces années.
- un imaginaire très développé : une capacité rare à voir des images au milieu d’un tourbillon de réalité complexe et non scénarisée.
- une intelligence spatiale : des compétences peu communes pour capturer ces images dans des compositions visuellement cohérentes.
Photographier à la manière d’Alex Webb est un bon exercice pour développer son oeil. Le photographe et blogueur Genaro Bardy s’est plié à l’exercice. Il livre ses impressions dans cet article : Ce que j’ai découvert en photographiant comme Alex Webb.
Les meilleures livres d’Alex Webb
- The Suffering of Light : Thirty Years of Photographs – Editions Aperture – 33,6 x 31 cm, 203 pages, 114 images, version en anglais :
C’est la première monographie complète retraçant la carrière du photographe. Elle existe aussi en version française, généralement un peu plus chère : la souffrance et la joie de la lumière.
- Brooklyn : The City Within – Editions Aperture – 22.4 x 29 cm, 208 pages, version en anglais :
C’est le dernier livre qu’Alex Webb et sa femme Rebecca Norris Webb ont publié. Alex Webb montre Brooklyn comme une ville vertigineuse et diversifiée, tandis que Rebecca Norris Webb, se concentre sur ses espaces verts de réconfort et de tranquillité. Les images sont sublimes et le livre parfaitement édité.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, laissez-moi un petit mot, cela fait toujours plaisir.
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29 réponses sur « Alex Webb : décryptage de son style et de ses influences »
Ayant choisi Alex Webb pour notre prochain défi « à la manière de » dans mon club, je vous suis très reconnaissant pour votre analyse magistrale de ses techniques et de ses influences.
Je n’ai pas besoin de chercher plus loin. Bravo et merci!
Bon, c’est malin, plus je vous lis, plus je shoote. Vous devez travailler pour les marchands de péloches, c’est pas possible autrement.
Blague à part, vous tombez à pic parce que je me remettais à l’argentique. Comme quoi les algos sur les réseaux sociaux, parfois, c’est pertinent.
Merci beaucoup pour la qualité de vos articles et de vos entretiens, le travail de fond que vous réalisez qui ouvre sur l’ensemble de l’art pictural, la façon didactique avec laquelle vous abordez les points techniques, et enfin votre style personnel pour présenter tout ça, empreint d’humour et de passion.
Hâte de vous lire à nouveau.
Une très belle analyse issue d’un vrai travail de recherche. En lisant cet article, on apprend beaucoup et on en ressort motivé et inspiré.
À notre niveau on a envie de progresser. Merci pour ce partage.
Merci Marie-Claire.
Merci pour cet article bien écrit et documenté. Je ne connaissais pas ce photographe que je découvre grâce à vous.
Au vu de certaines scènes photographiées, de leurs compositions cinématographiques et un peu irréalistes (du moins très peu probables dans la vie réelle), je me demande si quelques unes de ces photos n’ont pas été construites de toutes pièces grâce à la collaboration de figurants. Ce qui n’enlèverait rien à la qualité visuelle du résultat mais un peu à la qualité du photographe.
Je suis d’avis qu’Alex Webb ne triche pas. Il s’efforce de créer la photo la plus complexe possible juste avant que l’image ne devienne illisible.
À mon sens, la singularité de ses quelques photos improbables résulte d’un travail acharné (plus de 4 décennies à parcourir le monde) et d’une dose de chance, évidemment.
Merci Fabrice, content que l’article vous ait inspiré.
On ne peut pas s’arrêter quand on commence à lire vos articles qui sont plus que ça, ce sont de véritables dossiers.
Je vous remercie. (Même si ces dossiers me font prendre conscience que j’aurais dû m’y prendre plus tôt…)
Pas de regrets. Maintenant est maintenant.
Merci Françoise.
Très intéressant comme d’habitude. Merci pour votre travail.
Merci Lili.
Article bien structuré et très bien argumenté.
Bravo et merci de partager ainsi vos recherches et analyses.
Merci Patrick.
J’ai lu jusqu’au bout, j’ai aimé…Bravo.
Merci Joelle.
Comme toujours, un article formidable et extrêmement bien documenté. Personnellement, j’ai appris des nouvelles choses, notamment sur la couleur, que je n’emploie pas assez.
Vraiment passionnant, j’attends avec impatience les articles à venir.
Merci pour votre démarche.
Merci Didier.
Tout ce que j’aime!
Passionnant.
Merci
Merci Melissa 🙂
Article très intéressant avec une analyse claire des photos d’un photographe que je ne connaissais que trop peu.
Il met bien en lumière le type de composition, couleur, lumière, intentions du photographe.
Et toujours aussi agréable à lire !
Merci Hélène !
The Suffering of Light (pourquoi avoir éludé les majuscules tout au long de l’article ?) est un de mes livres photos préférés, vraiment marquant et beau.
Super article, c’est vraiment agréable de voir tout cela décortiqué et étudié « simplement » dans ton article. La comparaison avec les peintures est notamment passionnante !
Je trouve ça dommage que tu ne parles pas du titre et de ce qu’il t’évoque, alors que c’est pour moi le titre le plus « puissant » de ma bibliothèque photo (et je ne sais pas trop dire pourquoi).
J’ai dû oublier les majuscules. J’ai corrigé du coup, merci !
Je te rejoins sur le titre, il est parfait. Je suis certain qu’il a contribué au succès du livre. Comme le format et la couverture. Pas d’erreurs.
Et merci pour ton sympathique mot, Oliver (et non Olivier ?)
Je découvre votre site. Une vraie mine d’informations, un travail d’analyse passionnant.
Ce site file immédiatement dans mes favoris.
J’ai une petite question : quel film utilise Alex Webb ? J’imagine de la diapo ? Kodachrome ?
Alex Webb a utilisé de la Kodachrome jusqu’en 2010. Le 30 décembre 2010, l’unique laboratoire traitant encore les films Kodachrome a fermé. Webb est depuis passé au numérique, toujours fidèle à Leica 😉
Et merci Raynald pour ton compliment !
Au plaisir.
Merci beaucoup Antoine pour ta réponse.
Je l’ai déjà écrit pour l’article précédent mais passionnant est le mot qui me convient aussi à la lecture de cet article.
Oh ! Merci Alain, au plaisir 🙂
Très bonne ton analyse, y’a eu un vrai boulot ça se sent 🙂
J’ai découvert l’outil d’analyse des couleurs, je vais aller jouer un peu avec haha.
Merci Thomas. J’ai aussi testé l’outil avec des dizaines de photos quand je l’ai découvert !
Notamment avec mes propres photos. Résultat. Mêmes celles desquelles il semblait se dégager une forte complémentarité des couleurs, et bah c’était pas si net que ça avec l’outil. Alors que sur la plupart des photos d’Alex Webb, la complémentarité est presque parfaite.
Je ne sais pas ce que l’on peut en déduire si ce n’est que Webb a un sens de la couleur beaucoup plus développé que moi. Ça, je l’admets volontiers.