En 2019, le photographe Gregory Halpern s’est rendu trois mois en Guadeloupe pour un projet qui aboutira au livre Let the sun beheaded be l’année suivante. Je me demande ce qui s’est passé dans sa tête. Pourquoi la Guadeloupe ? Comment choisit-il les endroits de l’île à visiter ? À quoi pense-t-il lorsqu’il a devant lui un sujet intéressant ?
Après avoir lu, écouté, vu, tout ce que j’ai pu trouver, j’ai écrit l’article que vous vous apprêtez à lire, à la manière d’un récit de voyage.
J’aborderai dans une première partie la naissance du projet. Puis, direction la Guadeloupe où je montrerai comment Halpern a fait 7 de ses photos. Enfin, je vous toucherai deux mots sur l’éditing et la séquence de Let the sun beheaded be.
Bon voyage en compagnie de Gregory Halpern – que j’appelle à présent Greg.
Temps de lecture : 21 min
Comment Let the sun beheaded be est né à Paris Photo
Paris, le 6 novembre 2018.
Le lendemain s’ouvre la 22ème édition de Paris Photo. Vous savez, la foire internationale dédiée à la photographie qui a lieu chaque année sous la verrière du Grand Palais.
Paris Photo 2018
C’est une foire, mais peu de chance d’y trouver des stands de barbes à papa ou des auto-tamponneuses. Par contre, des machines à sous, oui ! En effet, l’objet de cette foire est de vendre des photos d’art aux collectionneurs et aux institutions.
Cette année, pour 68 550€, vous pouvez acquérir ce tirage de William Eggleston et l’accrocher au-dessus de votre propre commode, dans un élan postmoderniste.
Pour aller plus loin : Vous pouvez lire mon article Guide pour devenir le prochain William Eggleston
Pour la plupart d’entre nous, Paris Photo est l’occasion de découvrir le travail des photographes que l’on chérit, et de repartir avec un ou plusieurs livres signés, pour les plus chanceux.
Quant aux professionnels de la photo, ils profitent de l’événement pour se rencontrer. La veille de l’ouverture de Paris Photo, un jury se réunit pour sélectionner le lauréat du programme intitulé Immersion.
C’est quoi le programme Immersion ?
Il s’agit d’un partenariat entre la France et les États-Unis qui a lieu chaque année depuis 2014.
Le programme accueille, une année sur deux, un photographe basé en France et un photographe basé aux États-Unis, pour créer une nouvelle œuvre dans le pays de l’autre.
Et ce 6 novembre 2018, Gregory Halpern est retenu pour son projet sur la Guadeloupe. Il reçoit une bourse de 40 000€ pour réaliser son voyage, et financer deux expositions et un livre.
Son processus de travail est déjà clair dans sa tête :
« Je vais commencer par la recherche et la lecture de romans et de poésie issus de la région, puis j’apprendrai l’histoire du lieu. Avec ces informations en tête, mon processus cédera la place à une forme plus intuitive pour créer des images. »
Interview de Gregory Halpern en décembre 2018 par l’Institut de technologie de Rochester où il est prof.
Il prévoit d’abord de s’installer en Guadeloupe avec sa famille pendant deux mois, puis s’y rendre seul à deux reprises, lors de séjours plus courts.
Départ prévu début 2019, juste le temps d’acheter de nouveaux hauts pour éviter d’infliger aux Guadeloupéens ce vilain t-shirt saumon beaucoup trop grand.
Le douloureux départ
Accroupi, Halpern embrasse ses deux petites filles, sous le regard bienveillant de sa femme. S’il n’en était pas l’acteur principal, il se dirait que cette scène a tout du cliché.
Dans moins de 8 heures, il sera à Pointe-à-Pitre, la principale ville de la Guadeloupe. Ses seuls souvenirs de l’île remontent à l’enfance lors de vacances familiales. Lui revient en tête l’excitation qui ne l’avait pas quitté tout au long du voyage. Aujourd’hui, l’innocence a laissé place à un mélange de doute et d’anxiété.
Chaque nouveau projet balaie d’un revers de main les certitudes acquises des réussites passées. Mais cette fois, Halpern perçoit 3 obstacles supplémentaires.
Premièrement, il n’a jamais photographié en dehors des États-Unis. Réussira-t-il à imposer sa vision du lieu comme il l’a fait par le passé ?
Deuxièmement, il a peu de temps sur place, seulement quelques mois. Ses anciens projets ont pris des années. Il aime comprendre ce qui ne fonctionne pas, puis revenir faire des images avec une vision plus claire. Aura-t-il assez de recul pour identifier les bonnes images ?
Et enfin, il ne parle pas la langue. Son niveau de français médiocre ne l’incite pas non plus à l’optimisme. Halpern adore photographier les gens. Réussira-t-il à créer suffisamment d’intimité avec eux malgré la barrière de la langue ?
Il se rassure en visualisant ce qui l’a poussé à choisir la Guadeloupe. Appréhender la France à travers le prisme d’une ancienne colonie va lui permettre de reconsidérer les images auxquelles les gens pensent quand on évoque la « France ».
Gregory Halpern est serein au moment où apparait la Guadeloupe et ses deux îles principales aux airs de papillon difforme. L’avion atterrit et lui revient le conseil de sa femme et photographe Ahndraya Parlato : « Fais simplement ton travail, photographie comme tu le ferais n’importe où. »
7 photos décryptées de Let the sun beheaded be de Gregory Halpern
Installé dans sa chambre d’hôtel à Pointe-à-Pitre, Halpern étudie une carte de l’île.
Chaque jour, il prévoit de visiter un ou deux lieux. C’est davantage une excuse pour sortir de sa chambre qu’un plan strict à suivre. Dehors, il se laissera guider par son instinct et s’ouvrira aux surprises. La photographie est aussi une affaire d’intuition.
S’il veut que ses images fonctionnent, elles devront surprendre, déranger ou faire réfléchir. Si elles réaffirment simplement ce qu’il sait déjà, ce sera un échec pour lui.
Photo #1 : Le mémorial Christophe Colomb
Gregory Halpern loue une voiture et engage un guide local. Ensemble, ils prennent la direction du hameau de Sainte-Marie, dans la commune de Capesterre Belle-Eau. Sur la route reliant Pointe-à-Pitre à Basse-Terre se trouve l’endroit où Christophe Colomb est censé avoir débarqué le 4 novembre 1493.
Le mémorial trône en bordure de la nationale, dans un simple square bordé de deux énormes ancres marines et de plusieurs canons disposés ça et là.
Halpern s’approche du monument. Le buste de Colomb est perché sur une colonne de plusieurs mètres. Sculpté dans un marbre de Carrare, l’un des plus blancs qui soit, il a aujourd’hui perdu de sa superbe. Sa peau a été peinte en brun et son visage défoncé au marteau.
Halpern tente d’en savoir plus. Le guide lui parle de la lettre extravagante que Christophe Colomb a écrit à la Cour d’Espagne quelques mois avant son voyage vers la Guadeloupe :
« Les Indiens étaient si naïfs et si peu attachés à leurs biens que quiconque ne l’a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu’ils possèdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager avec tout le monde. »
Interview de Gregory Halpern sur Magnum
Plus loin dans la lettre, Colomb demande une aide supplémentaire à ses patrons, en retour de quoi il leur rapporterait de son prochain voyage « autant d’or qu’ils en auront besoin […] et autant d’esclaves qu’ils en exigeront. »
« C’était le colonisateur parfait, un prédateur vicieux se faisant passer pour un ambassadeur de la civilisation » enrage Halpern. « Pourquoi Colomb était gravé dans mon cerveau d’enfant comme un héros ? » peste-t-il.
C’est vraiment terrifiant de penser à la puissance de certains récits lorsqu’ils servent l’intérêt du capitalisme et lorsqu’ils sont officiellement adoptés par l’État. L’Histoire écrite par les vainqueurs a trop souvent un sale arrière-goût.
À travers ce buste de Colomb vandalisé, Halpern perçoit la violence de la colonisation. Il se rendra souvent à cet endroit, attendant que la lumière soit idéale. Il conservera cette photo dans son éditing final.
Il vous reste 85% à découvrir.
La suite de l'article est réservée aux abonnés de la newsletter.
Entrez votre email pour vous abonner et lire l'article complet.
➜ La newsletter, c'est 2 emails par mois sur le processus créatif des photographes.
✖ Pas convaincu ? Chaque email contient un lien de désabonnement.
Photo #2 : Le musée de Victor Schœlcher
La nuit a quelque peu été agitée. La découverte de la veille s’est poursuivie dans sa tête, comme une désagréable ritournelle. Après un réveil matinal et plusieurs cafés, Halpern se rend à pied dans le vieux quartier de Pointe-à-Pitre.
Le musée Schœlcher l’attend, bien dans son jus. Les prix affichés à côté du portail bleu délavé prêtent à sourire : « Entrée 10 francs, étudiants et enfants : 5 francs. »
Victor Schœlcher est un homme politique français du 19ème siècle, célébré dans toute la France pour être le père de l’abolition définitive de l’esclavage. Le musée qui lui est dédié abrite ses souvenirs de voyages, des copies d’œuvres d’art célèbres lui ayant appartenu, ainsi que des objets liés à l’esclavage et à la traite négrière.
Tout au long de la visite, une question revient en boucle dans la tête d’Halpern : « Schœlcher est-il véritablement le libérateur des Noirs que l’on nous présente ? »
En se rapprochant d’historiens, Halpern comprend que la réalité est bien plus complexe. Le rôle des Noirs dans leur propre émancipation est largement occulté par l’Histoire. Le mythe national qui continue de circuler est celui d’une libération par des Blancs généreux.
Musée Schœlcher, villes à son nom, billets de banque à son effigie, statues à sa gloire. Une partie de la population en a marre d’être entourée de ces symboles et voudrait bien qu’on rende hommage aux principaux concernés : les esclaves eux-mêmes, qui se sont soulevés.
Dans la cour extérieure du musée, Halpern remarque une sculpture en pierre représentant Victor Schœlcher, elle aussi vandalisée. À la fois symbole de l’abolition de l’esclavage et de l’ambivalence du culte de Schœlcher, le photographe conservera cette image dans son éditing final.
Photo #3 : La fresque murale en hommage aux victimes de mai 1967
Non loin de son hôtel, juste devant le collège Nestor-de-Kermadec, une fresque attire l’attention d’Halpern. Elle immortalise une scène qui s’est déroulée en mai 1967 sur la place de la Victoire à Pointe-à-Pitre. On y voit des gendarmes armés viser des manifestants impuissants.
Face à ce moment historique qu’il ne connaît pas, Halpern entame des recherches.
Le 20 mars 1967, Vladimir Srnsky, un propriétaire blanc d’un grand magasin de chaussures à Basse-Terre, lâche son berger allemand sur Raphaël Balzinc, un vieux cordonnier noir et handicapé en train d’installer son étal juste en face.
Srnsky excite le chien en s’écriant : « Dis bonjour au nègre ! » Après l’attaque du molosse, Balzinc est secouru par la foule. Au même moment, Srnsky nargue les passants et les policiers guadeloupéens venus aider le vieil homme. La colère monte jusqu’à ce que la foule détruise le magasin.
Cet incident raciste est à l’origine d’émeutes et de grèves à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre les semaines qui suivent.
Le 26 mai vers midi, une foule est rassemblée devant la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre pendant que se déroulent des négociations entre organisations syndicales et représentants du patronat. Vers 12h45, ils apprennent que les négociations sont rompues et un bruit court : le représentant du patronat aurait dit : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ! »
De violents affrontements commencent entre les gendarmes et les manifestants. La situation dégénère : les forces de l’ordre abattent deux jeunes Guadeloupéens. La gendarmerie mobile et les CRS, appuyés par l’armée, tirent sur la foule faisant plusieurs dizaines de blessés et de morts. Dans la soirée, l’ordre est donné de nettoyer la ville à la mitrailleuse.
Le bilan officiel de ces journées est de 8 morts. En 1985, un ministre socialiste de l’Outre-mer, Georges Lemoine, lâche le chiffre de 87 morts. Christiane Taubira a pour sa part évoqué 100 morts.
Halpern est sensible à cette fresque, symbole du racisme et du sentiment révolutionnaire qu’il perçoit en Guadeloupe. Il conservera cette photo dans son éditing final.
Photo #4 : La plage de la Grande Anse
Chaque journée commence par le même rituel. Halpern s’arrête dans un vieux troquet près de son hôtel, réfléchit à sa journée autour d’un café et de France-Antilles, le journal local. Aujourd’hui, le chaleureux patron lui dit : « Monsieur, soyez-en certain, la plage de la Grande Anse est l’une des plus belles plages de l’île. »
L’endroit est comme il l’avait imaginé : du sable doré et une eau turquoise, des cocotiers que l’on croirait placés à des endroits stratégiques. Paradisiaque, c’est le mot qui vient en tête.
Pour être dans le moment présent, Halpern éteint son téléphone et commence à marcher sur cette plage aux airs de croissant géant. Une matinée à déambuler au milieu des touristes. « Et si finalement, je n’étais qu’un touriste glorifié » se dit Halpern. La créativité et le moral proche de zéro, il se décide d’avancer la pause déjeuner.
Les ravioles farcies de poisson et de crevettes n’y changent rien. Une voix s’amplifie dans sa tête. Et s’il n’était qu’un colonialiste, arrachant des images de la Guadeloupe à son profit. « L’histoire d’un local serait-elle plus convaincante que celle que j’ai à raconter ? » s’interroge Halpern.
Dès le milieu de l’après-midi, le soleil commence à descendre, les ombres s’allongent et les touristes quittent la plage. Apparaît alors un jeune homme tatoué du décret d’abolition de l’esclavage. Malgré son hésitation, Halpern l’aborde dans un français approximatif. En quelques mots il lui explique son projet, suggère une pose très simple et le photographie. Il conservera cette photo dans son éditing final.
Maintenant, Halpern connaît un peu mieux l’histoire de l’esclavage en Guadeloupe. Une histoire douloureuse qui a vu l’esclavage être rétabli après sa première abolition.
En 1794, les Britanniques envahissent la Guadeloupe, alors contrôlée par la France. Les Français gagnent la bataille, en partie parce qu’ils ont enrôlé des esclaves pour se battre à leurs côtés, en promettant d’abolir l’esclavage en cas de victoire. Ce qu’ils font.
Mais huit ans plus tard, en 1802, ils le rétablissent sous les ordres de Napoléon. L’esclavage n’a officiellement été aboli qu’en 1848.
Halpern sent que sa photo contient beaucoup de douleur, de combativité et d’histoire. Elle est à la fois documentaire et métaphorique, l’homme portant sur son propre corps cette déclaration.
C’est finalement un bon jour pour Halpern. Il se dit qu’il doit simplement penser à l’Histoire de la Guadeloupe, s’engager visuellement avec elle, avec sensibilité et respect.
Photo #5 : La pointe des Châteaux
Sous la moustiquaire, la nuit a été courte et le réveil difficile. Un sifflement semblable à un chant d’oiseau n’a cessé qu’au petit matin. Renseignement pris auprès de l’hôtel, il s’agirait d’une petite grenouille très commune aux Antilles, que l’on nomme hylode en créole.
Aujourd’hui, Halpern prend la direction de la pointe des Châteaux, célèbre pour ses paysages spectaculaires. Après avoir longé la plage et grimpé en haut du Morne Pavillon, le spectacle commence. Et il est conforme à ce que le petit guide de voyage indique. Oui, ici la Nature semble bien « avoir conservé tous ses droits. »
Face à « cette beauté indescriptible tant les mots manquent », Halpern est perplexe. Il a toujours eu un rapport ambigu avec la beauté en photographie.
Une image formellement belle est une condition nécessaire mais insuffisante pour lui.
Si une photo est belle mais manque de contenu, alors elle n’est qu’une coquille vide et constitue pour lui une forme d’image basse.
Si l’image a un contenu significatif mais aucun sens de la poésie ou de la beauté, alors c’est simplement un document qui ne l’intéresse pas non plus.
Il sait qu’une image est réussie lorsqu’elle contient quelque chose qui résonne en lui.
Mais comment rendre compte de l’exubérance de ce qu’il a devant les yeux sans tomber dans le piège de la carte postale ? La mer, les pitons rocheux dans lesquels les oiseaux se nichent, le coucher de soleil.
Halpern conservera la photo suivante dans son éditing final.
Par le mystère des deux personnages, la puissance des couleurs et la composition surprenante, Gregory Halpern montre un paysage à la fois réaliste et énigmatique, éloigné des clichés.
Photo #6 : Le figuier maudit dans la prison de Petit-Canal
Quand il a décidé de se rendre en Guadeloupe, Gregory Halpern s’est tout de suite plongé dans la littérature antillaise. C’est un réflexe quand on est diplômé en lettres comme lui. Très vite, il a senti que la clef se trouvait dans le travail d’Aimé Césaire, et en particulier dans son recueil de poèmes Soleil Cou Coupé (1948).
Comme l’écrit Clément Chéroux, une image revient en permanence tout du long, « celle d’une population des Antilles composée en grande partie de descendants d’esclaves, et de ce fait, éloignée de la terre de ses racines, l’Afrique. Peuple décapité, coupé du continent solaire, c’est précisément cette métaphore que rappelle le titre de l’ouvrage Soleil Cou Coupé. »
Lorsqu’il se gare sur le parking du port de Petit-Canal, Gregory Halpern ne peut s’empêcher d’imaginer les bateaux négriers qui débarquaient les esclaves depuis le continent africain.
Dès les premiers vers de Soleil Cou Coupé, Halpern s’est trouvé en terrain conquis, comme si la poésie de Césaire et sa propre photographie étaient faites du même bois. Une affinité, comme une nouvelle rencontre dont on pressent aussitôt l’importance.
Il a été ému par ces poèmes visuels qui décrivent à la fois la beauté magique des Antilles ainsi que la douleur et la rage des habitants.
Halpern monte l’escalier qui menait autrefois à l’esplanade où avait lieu la vente des esclaves. Un peu plus loin sur la droite, se trouve une ancienne prison qui servait à incarcérer les plus récalcitrants.
La totalité de la toiture a disparu et il ne reste aujourd’hui que quelques grilles aux ouvertures. En s’approchant, il remarque que le gros arbre voisin étend ses racines puissantes à l’intérieur des ruines.
Il s’agit d’un ficus citrifolia communément appelé figuier étrangleur ou figuier maudit.
La métaphore est évidente pour tout le monde, les esclaves qui ont brisé leurs chaînes et les murs de leur prison. C’est aussi le symbole de l’enracinement de la question de l’esclavage encore très présente en Guadeloupe.
Halpern pense à Aimé Césaire qui a souvent utilisé la métaphore de la nature dans ses écrits, comme dans ce vers énigmatique :
« Le lynch est un temple ruiné par les racines et sanglé de forêt vierge. »
Lynch issu de Soleil Cou Coupé d’Aimé Césaire
Halpern conservera cette photo dans son éditing final.
Photo #7 : L’Amical Club Darboussier
De retour à Pointe-à-Pitre, Halpern a encore un peu de temps avant le coucher de soleil vers 18 heures.
Il marche dans les rues, au hasard. C’est alors que rue Raspail, sorti de nulle part, un petit chat apparaît. Il le suit jusqu’à ce que l’animal disparaisse dans ce qui semble être une propriété privée. Le panneau à l’entrée indique clairement où il se trouve. L’Amical Club Darboussier, l’un des clubs de basket de la ville.
À l’intérieur, plusieurs terrains en enfilade conduisent à des gradins colorés, attirant aussitôt l’attention d’Halpern.
Alors que le soleil se couche, il se remémore ce que le photographe américain Robert Adams lui a écrit alors qu’il achevait son livre ZZYZX1 (2016) :
« La beauté, et la promesse qu’elle implique, est la métaphore qui donne à l’art sa valeur. Cela nous aide à redécouvrir certaines de nos meilleures intuitions, celles qui encouragent la bienveillance. »
Halpern conservera cette photo dans son éditing final.
« C’est aussi une photo intelligente qui récompensera le spectateur attentif » se dit-il, les lettres du club ACD en haut à droite étant séparées du B peint à la bombe.
L’editing de Let the sun beheaded be de Gregory Halpern
La collaboration avec Clément Chéroux
Tout au long du projet, Halpern travaille en étroite collaboration avec Clément Chéroux, le parrain du programme Immersion. Après chaque voyage, il partage avec lui ses planches-contacts, ce qu’il ne fait habituellement jamais.
Mais avec Chéroux, il se sent soutenu et en totale confiance. Ils se rencontrent fréquemment à New York pour échanger, au sujet de la séquence du livre et de la future exposition.
La séquence thématique de Let the sun beheaded be de Gregory Halpern
Pour créer la séquence, Halpern commence par regrouper les images en 5 thématiques, au regard des sujets qui l’ont attiré en Guadeloupe.
Puis, il met ces grands ensembles les uns à la suite des autres en brouillant les points de croisement afin :
- d’éviter un cloisonnement trop rigide.
- de favoriser la circulation du regard.
Les cinq chapitres approximatifs sont les suivants : l’Histoire, la beauté du lieu, l’humain, la violence animale et le vernaculaire.
Les traces de l’Histoire en Guadeloupe
La beauté magique du lieu
Les habitants de l’île
La violence animale
Le vernaculaire, la représentation d’objets du quotidien
La séquence gravitationnelle de Let the sun beheaded be de Gregory Halpern
Outre l’organisation thématique, un autre découpage apparaît au fil des pages. Il se base sur l’orientation du regard du photographe.
Au début du livre, lorsqu’Halpern documente les traces de l’histoire dans l’archipel, les prises de vue sont souvent dirigées vers le haut.
Au milieu de l’ouvrage, le regard est absolument droit, à hauteur d’homme.
Et à la fin, dans les chapitres consacrés au vernaculaire, l’appareil est surtout orienté vers le sol.
Pour résumer : en contre-plongée, sur un plan horizontal, puis en plongée, le livre est volontairement organisé selon un mouvement de l’oeil qui va du haut vers le bas.
Ce que Gregory Halpern ne retient pas dans Let the sun beheaded be
Gregory Halpern ne retient pas dans son éditing les images relatives à l’industrie du tourisme.
Selon lui, elles auraient mis en avant deux mondes polarisés : celui des touristes et celui des locaux. C’est une autre façon de voir l’île, peut-être plus réductrice. Les individus photographiés seraient devenus les symboles de tel ou tel groupe, ce qui constitue pour lui, une injustice généralisée.
En d’autres termes, il n’a pas réussi à sortir de l’image clownesque du touriste en vacances que Martin Parr photographie depuis 50 ans : mauvais genre, peau pâteuse, appareil photo autour du cou, anglais parlé avec la conviction que tout lui est permis.
Conclusion
Avec cet article, j’ai aussi voulu désacraliser ce que l’on nomme, souvent de manière abstraite, la vision d’un photographe.
Après tout, les grands photographes sont tous remplis de doutes comme nous. Ce qui est certain par contre, c’est qu’ils travaillent énormément, et cherchent toujours à comprendre leur propre travail.
Un tirage de Gregory Halpern coûte aujourd’hui environ 3000€ (3312€ ici), plus accessible qu’un Eggleston.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, laissez-moi un commentaire, cela fait toujours plaisir.
Acheter le livre Let the sun beheaded be de Gregory Halpern
Let the sun beheaded be – Editions Aperture – 21,6 x 28 cm, 112 pages, textes à la fois en français et en anglais :
Si vous souhaitez acheter le livre, cliquez sur la couverture. Il s’agit d’un lien affilié : ça ne vous coûte pas plus cher, Amazon gagne un peu moins et moi de quoi entretenir le blog.
Aller plus loin
- Magical beauty and deep pain in Gregory Halpern’s homage to Guadeloupe : très riche interview de Gregory Halpern par Hannah Abel-Hirsch du British Journal Of Photography (en anglais).
- Brillante critique du livre Let the Sun Beheaded Be par Odette England pour photo-eye (en anglais).
- Longue interview de Gregory Halpern par Diane Smyth de Magnum Photos autour des questions du colonialisme, de la représentation, du portrait et de la poésie dans le cadre de son projet Let the Sun Beheaded Be (en anglais).
- Un article sur la question de la sous-représentativité des photographes noirs que j’ai écrit avec Thomas Hammoudi sur son blog.
Cliquez ci-dessous pour rejoindre ma newsletter, et préparez-vous à être inspiré·e.
- Lire mon article « ZZYZX » de Gregory Halpern : le futur de la photographie américaine dans lequel je décortique la structure et la séquence de l’un des livres les plus marquants de ces dernières années. ↩︎
46 réponses sur « Gregory Halpern en Guadeloupe : son processus créatif en 7 photos »
Beaucoup de plaisir et d’intérêt à lire cet article. Comme toujours.
Photographe amateur, à la recherche de belles photos, je me sens bien loin de ces états d’esprit des grands photographes.
Dommage pour moi… ou pas. L’important étant aussi de prendre du plaisir.
Je dirai même plus, l’essentiel est de prendre du plaisir. Merci Alain.
Super récit sur ce travail photographique profond.
J’ai trouvé l’approche et les questionnements d’Halpern très intéressants et loin des clichés souvent véhiculés par l’île.
Mon père étant né en Guadeloupe, cela me touche d’autant plus.
Merci.
Avec plaisir, merci Didier.
Merci encore une fois. J’apprends énormément en lisant vos articles et, plus précisément, ici, le fait de pouvoir donner un sens physique à une histoire photographique…du haut vers le bas par exemple. À nous de donner suite à cette vue et de créer de nouveaux procédés de lecture.
Merci Françoise.
Merci beaucoup. Encore une découverte et un article très riche en réflexions, et en tant qu’amateur, j’ajoute que face à tant de possibilités et de photographes talentueux, bardés de savoirs et de logiciels, la photographie pour moi est SURTOUT une affaire d’intuition et d’envie.
Ce qui m’assure le plaisir de continuer à photographier sans a priori et codes de bonnes conduites, vu que je n’ai aucun rapport commercial ou d’argent avec elle.
Merci Frédéric.
C’est la deuxième fois que je lis cet article et je l’apprécie d’autant plus que je ne comprends pas le travail de Gregory Halpern. In my eyes, the emperor has no clothes.
Je ne peux m’empêcher de penser à un autre exemple d’Immersion : celui d’un photographe Suisse qui, dans les années 1950, a aussi traversé l’Atlantique, mais dans l’autre direction, pour partir à la découverte de l’Amérique.
Il s’agit bien sûr de Robert Frank et de The Americans.
C’est autre chose….
La comparaison est toujours violente face au plus grand livre photo du XXème siècle.
Ça me donne envie d’écrire un article sur Les Américains.
Merci pour cette passionnante façon de se mettre à la place du photographe pour retracer ses probables découvertes et son editing.
Cela fait mieux comprendre ses choix profonds.
Merci Bernard. Content que l’article t’ait inspiré.
Merci Antoine de cet article encore une fois passionnant.
C’est une vraie richesse de comprendre la construction du livre par son auteur photographe.
Merci Romain. Content qu’il t’ait plu !
Super. Merci pour cette aventure !
Petite anecdote sur la conception du livre que j’ai entendue dans ses leçons Magnum. En référence au titre de Césaire, Soleil Cou Coupé, il a eu l’idée avec Hans Gremmen (le designer), de faire passer chaque livre fini dans une guillotine.
Il avait littéralement coupé le bord inférieur de chaque livre, coupant / décapitant ainsi le soleil.
Il aborde la portée symbolique de la guillotine par rapport à l’histoire photographique et franco-guadeloupéenne.
Très intéressant, merci Stan !
J’ajoute une précision littéraire. Le titre du recueil de poèmes Soleil Cou Coupé ne vient pas d’Aimé Césaire à l’origine. Il l’a repris d’un poème de Guillaume Apollinaire intitulé Zone, extrait du recueil Alcools :
Apollinaire avait initialement écrit « Adieu Adieu Soleil levant cou tranché ». L’intention poétique est encore plus évidente. Il s’agit bien d’une image de décapitation du soleil.
Très bon article, bonne continuation.
Merci !
Article très intéressant et particulièrement bien argumenté.
Il y a quelques années j’ai eu un véritable coup de cœur pour ZZYZX mais là je trouve que ce nouveau livre d’Halpern est en dessous.
D’ailleurs il n’est pas publié par Mack mais par Aperture. Cela reste un très beau travail mais on sent la commande…
Bravo pour votre article et pour votre blog.
Bonjour Stéphane,
Je suis d’accord avec toi. Pour moi ZZYZX c’est son chef d’oeuvre. Son travail en Guadeloupe est la continuité. Il reste exceptionnel d’autant plus qu’Halpern n’avait à sa disposition que quelques semaines d’immersion. ZZYZX est le fruit de 5 années de travail à Los Angeles et ses environs.
Magnifique article que j’ai savouré comme un roman.
J’ai redécouvert la Guadeloupe au travers d’un périple photographique si intelligent et rempli d’émotions.
J’ai découvert Halpern et envie de lire Aimé Césaire.
Merci.
Merci Marie-Christine !
Article remarquable (une fois de plus).
Véritable dissection de ce qu’est la photographie.
Surtout continuez…
Merci Olivier ! Je continue.
Photographe, dans certains sondages, c’est le métier le plus désiré, le plus populaire.
Mais beaucoup d’entre nous ne savent pas ce qu’il est vraiment. Ici il est possible de trouver des réponses.
Travail de fond, complet et intelligent. Je ne connais pas d’équivalent. Merci Antoine.
Merci beaucoup Pierre, je ne sais pas quoi dire à part ça 🙂
Très bon article, on a vraiment l’impression que tu as accompagné le photographe!
C’était mon intention 🙂
Merci !
Analyse très intéressante, et bien rédigée ! Clair et limpide, on se sent plus malin après qu’avant.
Style très agréable à lire, sans se prendre la tête, et des propos qui permettent de progresser dans sa propre réflexion.
Bravo à vous.
Merci David !
Super intéressant de montrer la photo telle que le visiteur la voit et celle réalisée par Halpern.
Très instructif comme toujours.
Merci Laetitia 🙂
Je suis rentré dans l’article par curiosité, et je n’en suis pas sorti, comme dans un voyage, une histoire, où on s’évade. Tout en étant dans son élément.
On redécouvre, on apprend, on s’enrichit…autrement.
Merci.
Merci Thierry ! 🙂
J’attends toujours avec impatience votre newsletter.
J’aime beaucoup vos articles qui m’aident à comprendre les oeuvres des photographes et à réfléchir aussi sur moi-même.
Bonne année!
C’est exactement pareil pour moi. M’intéresser au travail de ces photographes me permet de questionner ma propre photographie.
Et merci pour votre commentaire, Daniela.
Je vous présente également mes meilleurs vœux.
Superbe article, qui aide à saisir que comprendre la photographie c’est comprendre la photographie de nos contemporains et des maîtres du passé et qu’au final c’est comprendre sa propre photographie.
Totalement d’accord. Je suis toujours fasciné à quel point le travail des autres photographes – même ceux qui ont une pratique très différente de la mienne – fait toujours écho à ma propre photographie.
L’année commence bien ! Très bon article, agréable à lire et qui donne envie d’approfondir sur le travail d’Halpern, sur une autre vision d’une île « paradisiaque ».
J’ai découvert ton blog grâce à ta participation chez Thomas Hammoudi et ça fait plaisir de pouvoir diversifier ses sources d’articles de fond sur la photographie.
Merci.
Salut Bruno,
Merci ! Je suis content que l’article t’ait plu. Oui, le livre Soleil Cou Coupé est la rencontre entre la Guadeloupe et les propres obsessions d’Halpern. Et encore merci à Thomas de m’avoir fait une petite place sur son blog.
Merci Antoine de nous immiscer dans la réflexion de Gregory Halpern afin de comprendre son intention photographique et son passage à l’acte créatif. Très instructif.
C’est ce que j’ai voulu transmettre. Je suis donc ravi que l’article t’ait intéressé 🙂
Magnifique article, comme d’habitude, complet, et très bien documenté.
Contrairement à la plupart des articles sur la photo que j’ai pu lire, le tien touche à l’émotionnel. Et c’est ce que j’apprécie particulièrement. Ça m’a donné envie de retourner aux Antilles et de lire Aimé Césaire. Merci.
Et belle année 2021 à toi, riche de nouveaux articles tout aussi passionnants.
On peut dire que l’année 2021 commence bien pour moi, après ce commentaire ! 🙂
Merci beaucoup Francine, je suis ravi que l’article vous ait touchée. C’est un format un peu différent des autres, je ne savais pas comment il allait être perçu.
Je vous adresse mes meilleurs voeux pour cette nouvelle année.
Ma première lecture pour 2021.
Une bonne année !
Merci Jorge, une bonne année également 🙂