Entrez dans la tête du photographe Clément Chapillon, au plus près de son travail, de ses goûts, de ses influences et de son processus créatif.
Temps de lecture : 26 min
Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevue “Dans la tête” ?
Les réponses sont rédigées par Clément Chapillon lui-même.
Qui est Clément Chapillon ?
Clément Chapillon est un photographe français né à Paris en 1982. Il a étudié la photographie aux Gobelins à Paris. Il est lauréat du prix de la fondation des Treilles en 2019 et du CNAP (le Centre national des arts plastiques) en 2023.
Il vit actuellement dans un petit village de la montagne Sainte-Victoire, à Vauvenargues.
Ses principaux projets photo
Promise Me a Land (2018)
Promise Me a Land est mon premier projet au long cours, réalisé entre 2016 et 2017 en Israël et en Palestine. C’est ce travail qui a véritablement lancé ma carrière.

J’y ai exploré le lien intime des habitants à leur terre, à travers des portraits, des paysages, des gestes et des regards, cherchant à montrer la complexité des identités et des territoires, et la tension entre quotidien, histoire et mémoire collective.
Pour moi, la photographie est un outil de proximité et d’attention : être là, regarder, écouter, laisser les fragments de vie apparaître.

La série a été publiée par Kehrer Verlag en 2018 et a reçu le Prix Leica Portfolio aux Rencontres d’Arles en 2017. Elle a été exposée à Arles, à Jérusalem et à la MAC (la Maison des Arts de Créteil), et reste pour moi une référence dans ma manière d’aborder la photographie, entre sensible et documentaire.
C’est un territoire auquel je suis très attaché, et je continue d’y creuser des choses, aujourd’hui dans le cadre d’un nouveau projet autour de la disparition de la mer Morte.



➜ Voir le livre Promise Me a Land aux éditions Kehrer Verlag.
Les Rochers Fauves (2021)
Les Rochers Fauves est une série née de ma fascination pour l’insularité et pour l’île d’Amorgós, dans les Cyclades en Grèce.

Depuis près de vingt ans, je parcours ce territoire rocheux et sauvage, en essayant de raconter ses paysages, ses habitants, ses mythes. Ce n’est ni tout à fait du documentaire, ni tout à fait de la fiction : c’est un récit visuel, un mélange de réel et de métaphore.

Le titre vient d’un texte de l’archéologue Gaston Deschamps, qui était venu sur l’île en 1892. J’ai utilisé ce texte comme un palimpseste, un écho du passé qui se superpose à mes images pour exprimer ce que l’île fait encore ressentir aujourd’hui.

➜ Voir le livre Les Rochers Fauves aux éditions Dunes.
Trois gouttes de sang comme une fleur (2024)
Quand Yannick Jaffré, mon ami de toujours et anthropologue, est tombé malade, il a reçu une greffe de moelle et de sang. Il voulait remercier toutes les personnes qui l’avaient sauvé.
C’est ainsi qu’est né Trois gouttes de sang comme une fleur, un projet que nous avons créé ensemble avec notamment le soutien du CNRS et de l’EFS (Établissement français du sang) pour raconter le lien fragile et vital entre ceux qui donnent, ceux qui soignent et ceux qui reçoivent.


Le sang ne se fabrique pas. Chaque année, des millions de poches sont collectées dans le monde, et ces gestes discrets maintiennent des vies fragiles. Ce qui m’a touché, c’est cette générosité silencieuse, loin de toute reconnaissance ou calcul, cette éthique simple mais essentielle.


Avec mes photographies, j’ai cherché à tendre un fil rouge entre tous les acteurs du don, en laissant chacun appuyer sur le déclencheur pour incarner son geste. Yannick, à travers les entretiens et sa propre expérience, a exploré les mots du don et la vulnérabilité humaine.

C’est un récit à deux voix, mêlant réalisme et poésie, qui a été donné lieu à une publication aux éditions Le Bec en l’air et à une exposition à l’IPC (Institut Paoli-Calmettes) et au musée d’Histoire de Marseille.
➜ Voir le livre Trois gouttes de sang comme une fleur aux éditions Le Bec en l’air.
En pleine mer où je suis né (2025)
En pleine mer où je suis né est un projet né d’une rencontre avec Le Lieu de la photographie, à Lorient. Après l’exposition de Rochers Fauves chez eux, l’équipe m’a proposé de travailler sur l’île de Groix, leur espace insulaire, dans le cadre d’une résidence de création menée avec le programme Entre les images du réseau Diagonal.

L’idée était d’imaginer un projet à la fois artistique et pédagogique, pour transmettre la photographie et créer un pont générationnel entre les enfants de l’île et les personnes vivant à l’EPHAD.
Entre 2024 et 2025, j’ai donc passé plusieurs semaines sur l’île, à rencontrer les élèves de l’école de la Trinité et les résidents de l’EHPAD Ty Laouen. Ensemble, nous avons exploré le lien à l’île, à la mer, à la mémoire.




Les ateliers ont permis à chacun, enfants comme anciens, de raconter son propre rapport au lieu, à travers des images, des souvenirs, des mots.

De cette expérience collective est né un journal publié par la galerie Le Lieu, un film qui a été projeté au cinéma ainsi qu’une exposition qui a été exposée au FIFIG (Festival International du Film Insulaire de Groix) qui rassemble les photographies, les récits et les émotions partagées sur cette île, où tout semble se jouer entre le temps et la mer.
Partie I : Zoom sur un projet photo de Clément Chapillon
Parle-moi d’un de tes projets : Les Rochers Fauves
Je vais parler de mon dernier grand projet personnel achevé : Les Rochers Fauves.

C’est un lieu que je connais depuis plus de vingt ans : une île où j’ai ressenti, dès le premier pas, une émotion existentielle, comme si une part de moi-même m’y attendait, enfouie. Ce sentiment insulaire se mêlait à ce que l’écrivain Romain Rolland appelait le « sentiment océanique » : quelque chose de plus vaste que soi, qui nous engloutit.
L’île d’Amorgós m’est apparue comme une vérité à chercher, loin des clichés touristiques. Isolée, rude, traversée d’histoires et de vents, elle portait un mystère auquel je voulais donner forme en images.



Tout a vraiment commencé en décembre 2018 : une commande annulée, et la décision soudaine de partir seul en plein hiver. J’avais avec moi un Plaubel Makina, un moyen format 6×7 et de la Kodak Portra, pour retrouver ce rapport lent, presque sacré, à l’image.
Ce voyage a été dur, solitaire, mais fondateur : sur le ferry du retour, j’ai écrit le texte qui m’a valu la bourse de la Fondation des Treilles. Lauréat, je suis revenu cinq fois, à toutes les saisons. Chaque séjour affinait ma perception : j’avançais à l’intuition, laissant la lumière, les paysages et les rencontres orienter le récit.



Le projet s’est construit lentement, comme une mythologie insulaire. J’ai intégré des fragments du récit de l’archéologue Gaston Deschamps, venu à Amorgós en 1892, que j’ai superposés aux miens, comme un palimpseste. Ces mots anciens reliaient l’expérience d’hier à celle d’aujourd’hui. Je pensais souvent à Camus : « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes, ils attendent que nous les incarnions. »
J’ai voulu incarner un mythe contemporain de l’île, où chaque être croisé, homme, chèvre ou rocher, avait sa place. Le mot fauve portait cette double dimension : la lumière dorée du couchant et la part sauvage, prédatrice de l’île, à la fois paradis et abîme.

En 2021, le projet a pris la forme d’un livre publié aux Éditions Dunes, après être entré dans la collection de la Fondation des Treilles. Depuis, il a été exposé dans de nombreux lieux : à la galerie Polka, au Hangar, et aujourd’hui encore au Château de Lourmarin. Il vient aussi d’intégrer la collection Hermès et continuera à vivre, notamment à travers un workshop organisé avec Voyageurs du Monde.
Les Rochers Fauves est donc à la fois une étape et un point de départ : une île qui continue de m’habiter et de m’appeler.
Raconte-moi une photo de ce projet
La photo que je vais vous raconter est celle de Jerry avec sa chèvre.

C’est un personnage très important de mon récit, car sa rencontre a été déclencheur dans mon rapport à l’île et dans l’envie de créer cette série.
Nous étions en juin 2014, à l’aube, après une nuit d’insomnie. Je l’ai croisé sur un chemin de montagne à Tholaria, silhouette sortie de l’orage, une gueule un peu cassée à la Bohringer qui m’a tout de suite parlé, un sac de céréales sur l’épaule, entouré de son cortège d’animaux : un âne, un chien, un cheval blanc et des dizaines de chèvres qu’il appelait chacune par son prénom. Sur l’île d’Amorgós, il y a plus de chèvres que d’êtres humains, et ce rapport animal était essentiel pour moi.
Et puis il est devenu mon ami, j’ai passé pas mal d’aubes avec lui et ses chèvres. J’ai toujours eu du mal à photographier Jerry, la proximité peut rendre la photographie plus difficile. Parfois, c’est quand la relation est la plus évidente qu’il devient le plus délicat de créer l’image juste.
Ce matin-là, en septembre 2020, avec mon Plaubel Makina chargé d’une pellicule de Kodak Portra 400, quelque chose s’est enfin aligné. L’aube se levait sur les montagnes, un nuage magique planait au-dessus de Jerry et de sa chèvre, comme un écho visuel à cette amitié profonde entre l’homme et l’animal.
Le portrait est, je pense, l’exercice le plus difficile en photographie. Jerry est décédé l’été dernier. Je suis très triste de savoir que lui et ses chèvres ne font plus partie de l’île. Sa disparition laisse un vide immense, mais cette image reste pour moi le témoignage d’une rencontre fondatrice, d’un lien intime et presque mythologique qui m’a donné envie d’inventer Les Rochers Fauves.
Partie II : Les goûts et les inspirations de Clément Chapillon
Un album que tu as beaucoup écouté
Il m’est très difficile de répondre à cette question car j’écoute de la musique en permanence, que ce soit lors de mes longues heures d’editing ou pendant mes voyages solitaires pour photographier.
S’il fallait n’en retenir qu’une, je citerais sans doute The Köln Concert (1975) de Keith Jarrett. C’est un disque qui m’accompagne depuis mon enfance, mon père me le faisait déjà écouter très jeune, et qui revient sans cesse dans ma vie. L’improvisation au cœur de ce concert me touche profondément car elle fait écho à ma pratique photographique : créer une série, c’est comme composer une partition musicale, trouver un souffle, un rythme, où chaque image devient une note.
J’aime imaginer qu’un jour, dans mon travail, j’atteindrai cet état de grâce que Jarrett a touché lors de ce concert mythique, mais je ne suis pas sûr que ça arrivera un jour. C’est comme un idéal à atteindre.
➜ Écouter The Köln Concert sur Spotify ou Deezer
Un roman qui a éveillé quelque chose en toi
Beaucoup de romans ont été des éveils. Je crois qu’au fond, nous sommes aussi la somme de nos lectures. Quand un roman nous marque, il provoque une cassure en nous. Il ouvre de nouvelles grilles d’émotions, une autre manière de ressentir le monde.
Quand j’ai construit Les Rochers Fauves, j’ai énormément lu, des romans, des essais, des récits sur l’insularité. Je voulais comprendre comment les écrivains avaient tenté de raconter les îles, ce qu’elles révélaient d’eux, de leur rapport au temps, à l’isolement, à la mémoire.
Un livre m’a particulièrement touché : L’île (2006) de Giani Stuparich.
C’est un court roman pour un court moment de vie, le dernier voyage d’un fils et de son père mourant, sur l’île de leur enfance. Tout y est dit dans le silence : les mots qui ne sortent pas, l’angoisse impuissante du fils, la pudeur de l’amour. J’ai ressenti, au plus profond, cette dernière traversée du père, son retour dans les lieux et les souvenirs de sa jeunesse, comme un adieu d’une émouvante simplicité.
C’est un texte d’une rare justesse, qui parle de la fin, de la transmission, et de ce qu’il reste quand les mots ne suffisent plus.
Un film dont tu te sens proche
Il y a tant de films qui m’ont marqué, mais je pense surtout à L’Éternité et un jour (1998) de Théo Angelopoulos.
Ce film ne raconte pas, il suspend. Il ouvre un espace où le temps, la mémoire et la mort se mêlent, où l’on marche avec un homme qui va bientôt tout perdre.
La mise en scène d’Angelopoulos est lente, ample, et elle étire le temps comme pour nous forcer à le regarder, à sentir chaque instant, comme on regarde la mer ou le vent sur une falaise. Ça ressemble à ma façon de photographier, essayer de faire ressentir le silence qui nous traverse. Et la musique d’Eléni Karaïndrou, que j’écoutais sans cesse pendant l’édition des Rochers Fauves, résonne encore en moi : mélancolie et grâce suspendue.
Et cette phrase du film, reprise d’Héraclite, continue de résonner dans ma tête : « Le temps, c’est un enfant qui joue aux osselets sur la plage. »
Où trouves-tu l’inspiration ?
Mes inspirations sont multiples. Quand on est photographe, c’est avant tout la vie qui inspire : la lumière, les hommes, le réel dans toute sa densité.
Dès que je sors, je suis happé par ce monde qui dépasse toujours toute fiction qu’on pourrait inventer. C’est ça, l’inspiration. Comme le disait l’écrivain Henry Miller : « It’s under your nose. » (« c’est sous votre nez »). Le réel est là, tout le temps, il suffit de prendre le temps de le respirer.
Mais j’ai aussi besoin d’une autre inspiration dans mon quotidien : la poésie.
Elle est, à mes yeux, la sœur jumelle de la photographie : chercher l’harmonie, ciseler les mots comme on façonne une image. Elle m’aide à vivre, et accepter l’absurdité de la vie. Elle me répare. Un poète m’accompagne sans cesse : Loránd Gáspár.
Sa poésie métaphysique m’est vitale. À chaque fois que je relis Sol absolu (1972) ou Égée, Judée (1980), je ressens ce même appel : l’envie irrépressible de chausser mes bottes et de me perdre quelque part dans le monde, souvent dans le désert, de regarder et de ressentir.
Les photographes qui t’inspirent
Ces 5 photographes forment pour moi un panthéon hétéroclite, un territoire d’influences multiples où se croisent des écritures, des regards et des sensibilités très différentes. Chacun m’inspire à sa manière.
Gregory Halpern
Pour sa capacité à mêler le réel et le mystère, à faire naître l’étrangeté dans la banalité du monde. Notamment son travail et son livre Omaha Sketchbook (2009) qui reste pour moi son meilleur.



Jungjin Lee
Pour la spiritualité silencieuse de ses images, cette façon de faire du paysage un état intérieur avec une plasticité et une matière du noir et blanc unique. Sa série Unnamed Road (2014) est d’une beauté absolue.



Bernard Plossu
Pour sa liberté, son pas léger, cette photographie vécue comme une respiration, fragile comme un vol d’hirondelle. Ses tirages Fresson sont exceptionnels. J’ai la chance de le connaître personnellement.



Luigi Ghirri
Pour sa douceur conceptuelle, son regard poétique sur les signes du quotidien, ses jeux de faux décors du monde. Son dernier livre Puglia (2022) est une ode à la vie.



Jim Goldberg
Pour la puissance narrative et humaine de ses récits, où la photographie devient voix et témoignage. J’adore ses expérimentations narratives, je m’en suis inspiré pour mon workshop de Groix avec les enfants.

Un livre photo sur lequel tu reviens souvent
The Mennonites (2000) de Larry Towell est un livre que je garde tout près de moi.

Quand je perds un peu le goût, quand la photo devient floue dans ma tête, que je ne sais plus trop pourquoi je fais tout ça… je le rouvre. C’est presque un réflexe.

Il me remet les idées en place, me redonne de l’énergie, du sens. Towell a cette façon rare de photographier les gens avec une humanité désarmante. Rien n’est forcé, rien n’est beau pour être beau. Tout est vrai, profond, habité. Son travail sur cette communauté avec la parfaite distance est d’une profondeur et d’une justesse déconcertante.

Ce livre me rappelle que la photographie, avant tout, c’est une histoire de présence, d’attention, de sincérité. Et chaque fois que je le feuillette, j’ai envie de reprendre la route, de continuer à chercher, à ma manière.
Partie III : Le processus créatif de Clément Chapillon
Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
Ça commence souvent par un projet. Enfin, pas vraiment. En réalité, le projet naît de quelque chose en amont. D’une sensibilité, d’une voix intérieure qui nous parle et nous dit d’aller creuser quelque chose.
Chez moi, cette voix résonne souvent avec un territoire, une terre. C’est elle qui m’appelle, qui me questionne, qui me pousse à chercher un mystère de l’existence, quelque chose qui me dépasse et qui raconte le monde dans lequel je vis.
Parfois, ce sont des paysages qui me touchent par leur beauté, presque une extase. Et dans ces lieux, je peux m’abandonner, me réparer, rencontrer des hommes et des femmes qui ouvrent des portes en moi.
À partir de ce moment, purement intuitif, basé sur le ressenti, je me mets à lire, à comprendre, à sonder ce qui fait la singularité d’un lieu :
- Pourquoi une terre doit-elle être promise, et comment ?
- Pourquoi vivre sur une île isolée change-t-il notre perception du temps et de l’espace ?
- Pourquoi une faille salée qui ouvre la terre à son point le plus profond nous oblige-t-elle à comprendre un lent effondrement du monde ?
Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?
Pour moi, l’élément clé, c’est la relation charnelle avec un lieu. Une fois que je l’ai sentie, je le vis de l’intérieur, j’y reviens, j’y pense sans cesse. Mais au-delà de cette première impression, ce fragment de monde doit devenir une métaphore, une petite histoire qui raconte la grande. Il doit nous éclairer, avec nuance et complexité, sur notre existence.
Une fois cette étape franchie, il me faut trouver le vocabulaire et la grammaire photographique qui serviront le récit. Pour Les Rochers Fauves, il me fallait un rapport charnel à la couleur de la roche et de la peau des Amorgoéens, des nuances, de la finesse, de la Portra.
Pour mon nouveau travail sur la mer Morte, c’est tout le contraire : je cherche du grain, de la matière, je veux perdre les gens dans la sédimentation des différentes temporalités. Alors c’est du noir et blanc, de l’Ilford 400. Je travaille aussi avec le son, avec le compositeur Éryck Abecassis, pour que l’image s’imprègne d’une autre dimension.
En réalité, chaque projet doit trouver sa propre écriture, mais c’est un long processus. Bien sûr, il y a des bases communes, des traits d’union entre les projets, mais je crois profondément que pour renouveler mon intérêt pour la photographie, il faut toujours se réinventer. Sinon, je perds le souffle qui me pousse à créer.
Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
Pour moi, la photographie n’a rien à voir avec la photo individuelle. Ce qui compte, c’est la construction narrative des images les unes par rapport aux autres. Faire une belle image, même très grande, c’est une chose accessible à tous. C’est être au bon endroit, au bon moment, avec le bon matériel, la bonne technique et le bon bagage théorique. Mais créer un projet, c’est tout autre chose.
Un projet, c’est comme composer une mélodie, une musique, une partition. C’est, se perdre dans son propre projet, chercher des ressemblances entre les choses, jouer avec l’imagination, créer du sens en faisant entrer une image en collision avec une autre, ou avec du texte, du son.
Pour moi, c’est tout l’art de la photographie : inviter les gens dans son monde intérieur, leur proposer de vivre une expérience que l’on a soi-même vécue, intérieurement et extérieurement. La vraie magie survient quand quelqu’un nous dit qu’il a ressenti exactement ce que l’on voulait partager. Une connexion silencieuse se crée alors entre nous et le public.
Dans ce sens, la photographie peut recréer du lien entre les hommes, entre les lieux, malgré les différences et les divisions. Et pour moi, c’est le sens le plus beau que l’on puisse donner à la photographie : créer de l’émotion, du lien, réparer, retisser.
Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?
La beauté est essentielle pour moi, elle est le moteur de tout. Si elle n’existe pas, d’une façon ou d’une autre, je n’arrive pas à tenir un projet sur le long terme. Cela ne veut pas dire qu’elle doit être naïve ou simple. Elle peut être rugueuse, douloureuse, isolée, fugace. Pour moi, la beauté est souvent mélancolique, au sens de saudade, pleine de nostalgie mais toujours avec une part d’espoir.
C’est ce qui me guide, et c’est aussi une réaction au monde parfois horrible qui nous entoure, ce sentiment de déréliction constante. J’ai toujours pensé que nous avons un devoir de montrer la beauté, malgré la violence autour de nous (un peu comme le fait Wim Wenders dans Paris, Texas). Je ne peux m’empêcher de trouver le monde beau, même lorsqu’il est désespérant.
Face aux milliers d’images de photojournalisme qui montrent la noirceur du monde, je ressens le devoir de révéler qu’il existe encore des choses qui valent la peine d’être vécues, qui nous obligent à résister, à ne pas céder à la pulsion d’autodestruction. Créer, c’est résister, comme disait Gilles Deleuze. Et montrer la beauté, c’est aussi faire face à la violence et à l’absurde.
As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?
Je ne sais pas, je crois que c’est aux autres d’en juger. De mon côté, ce qui m’importe, c’est d’être juste avec moi-même, avec mes inspirations, mes pulsions du moment. Il ne faut pas tomber dans le piège des modes photographiques, où l’on finit par se copier les uns les autres ou par se laisser dicter des codes par les curateurs et les commissaires. C’est au fond ça le plus dur, garder une forme de quête de vérité intérieure, sans trop vouloir plaire aux codes du moment.
Je crois qu’au fond, on cherche toute notre vie la même chose. La sensibilité évolue, bien sûr, mais elle reste la même sur le fond. Nos grandes inspirations nous accompagnent toute une vie, elles forment une sorte d’essence stylistique qui ne nous quitte jamais.
Mais créer, c’est aussi se mettre en danger, accepter de se réinventer. Si l’on reste figé dans un style, si l’on cesse d’explorer, alors on perd peu à peu l’énergie créative, celle qui est, pour moi, la base de tout acte photographique.
Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
Je crois que mon approche est un subtil mélange des deux. Il faut creuser les idées, les chercher, parfois les perdre, mais rester toujours en quête de quelque chose. En revanche, la manière d’y arriver doit, pour moi, rester totalement intuitive. Dès que j’essaie d’illustrer une idée de façon trop consciente, je m’ennuie.
Le studio de photographie que j’ai créé avec mon associé Fabien Fourcaud s’appelle Unforeseen (« inattendu »). Et je crois que c’est exactement ça qui m’excite le plus dans la photographie : le mystère. Ce moment où l’on part sans savoir ce qu’il y aura sur la pellicule. Si on cherche trop à tout conceptualiser en amont, on perd l’essence même de la photographie, ce petit morceau de réel qui passe et qui reste. C’est ce qui la distingue, profondément, de la peinture : on doit être confronté au monde pour créer et construire.
Je me souviens d’un vieux pêcheur grec qui m’avait dit : « Ce qui m’excite le plus dans mon métier, c’est de ne pas savoir ce qu’il y aura dans mon filet quand je vais le remonter. » Je pourrais dire exactement la même chose : la pellicule est mon filet à moi.
Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
La poésie peut aussi venir du monde scientifique. Parfois, c’est en assumant la valeur scientifique ou historique d’une photographie qu’on en révèle toute la substance poétique. Il ne faut pas avoir peur de faire entrer ces dimensions en collision. C’est même, je crois, ce qui fait tout l’intérêt de ce médium : sa capacité à exister sur plusieurs plans à la fois.
Toutes les formes de photographie ont leur valeur, de la photo de famille qui témoigne de nos vies anonymes à la photographie expérimentale qui interroge la matière même de l’image.
Aujourd’hui, les frontières s’effacent, et on ne sait plus très bien ce que veut dire « photographie documentaire ». Il faut simplement accepter l’hybridité du médium, comprendre que c’est là que réside sa richesse : dans sa capacité à être à la fois trace, émotion, expérience et pensée.
En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?
On a toujours, comme je le disais plus haut, des maîtres qui nous accompagnent, qui nous inspirent et parfois aussi, qui nous paralysent. Quand je me mets à créer, j’arrête de regarder ailleurs, j’essaie d’oublier ce que mes pairs ou mes pères ont déjà fait.
Il y a toujours des frustrations, des images qu’on aimerait atteindre sans jamais y parvenir. Mais au fond, c’est aussi ça, créer : accepter de vivre avec cette frustration, sans chercher à suivre une voie qui n’est plus la sienne. ça peut être long et douloureux, mais il faut toujours suivre sa propre voix.
Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloqué sur le plan créatif ?
Il y a plusieurs façons de faire face à un blocage.
La première, c’est simplement de faire une pause. D’aller voir ailleurs, de penser à autre chose. D’ouvrir un livre photo, de marcher, de se vider la tête. Parfois, il faut juste laisser reposer.
Avec le temps, j’ai aussi appris à ne plus avoir un seul projet, mais à en mener plusieurs en parallèle, avec des temporalités différentes : un projet de fond, des commandes, des travaux plus légers, plus spontanés.
Quand je sens que je bloque sur l’un, je bascule sur un autre, souvent à un autre moment de son cycle. Ça m’aide à garder le mouvement.
En ce moment, par exemple, quand je me sens à l’arrêt, je descends dans ma chambre noire. Je me mets à mettre une feuille dans des bacs de révélateurs et de fixateur. Et là, il y a quelque chose d’apaisant, presque méditatif, un plaisir inexplicable, mais qui me ramène toujours à l’essentiel : le simple geste de faire.
Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?
C’est très simple et très intuitif. Je ressens une sorte de lassitude, une fatigue intérieure. Le plaisir est le moteur de tout, si on le ressent moins, on n’est plus assez percutant.
Il faut une énergie folle pour repartir, surtout dans mon cas aujourd’hui, au Moyen-Orient, dans un territoire en tension, en laissant derrière soi sa famille et son quotidien, c’est une absence lourde, qui me pèse de plus en plus. Tant que cette énergie demeure, c’est que le projet n’est pas arrivé à son terme.
Mais dès que je commence à faiblir, j’entre dans une sorte d’impasse émotionnelle, affective, à la fois avec le territoire et avec ma propre histoire. Le projet n’est pas fini pour autant, il change simplement de forme.
C’est le moment de passer à la deuxième phase : l’editing, la construction du récit, le livre, la scénographie. On puise alors une autre énergie créative, non plus dans le voyage, dans l’expérience brute du réel, mais dans le partage. Partager ce qu’on a vu, ce qu’on a ressenti, avec un public et surtout donner une forme à tout cela.
C’est finalement la phase la plus dure, la plus frustrante où l’on tue des images auxquelles on est attaché. Il faut s’entourer. Mais si on y arrive, alors cette phase-là, peut finalement s’avérer aussi belle que la première.
Pour aller plus loin
Voici quelques ressources supplémentaires pour découvrir Clément Chapillon et son travail.
- Regarder une interview de Clément réalisée par Le Lieu de la Photographie : Clément Chapillon • Les Rochers Fauves (59 min)
Dans cette vidéo, Clément revient sur son parcours, sa relation intime à la photographie et la genèse de son projet Les Rochers Fauves. Il y parle de lenteur, de territoire, d’insularité et de la photographie comme expérience vécue, à la croisée du réel, de la poésie et de la mémoire.
- Écouter une interview de Clément dans le podcast Vision(s) : Vision #45 – Clément Chapillon (58 min)
Dans cet épisode, Clément revient sur son parcours, ses influences et la genèse de ses séries Promise Me a Land et Les Rochers Fauves, mêlant réflexion poétique, ancrage territorial et rapport intime au réel.
- Visiter son site.
- Suivre son Instagram en cliquant sur sa tête.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. N’hésitez pas à partager l’article pour lui donner un coup de pouce et ainsi faire connaître le travail de Clément Chapillon (et le mien). Vous pouvez aussi me laisser un petit mot en commentaire, c’est toujours chouette de vous lire.
Poursuivez la lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de Thierry Girard
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15 réponses sur « Dans la tête de Clément Chapillon »
Un article passionnant, qui restitue bien la sensibilité de Clément Chapillon, tout en laissant entrevoir une certaine phénoménologie du regard — cette idée qu’il faut d’abord habiter un lieu pour le voir, à la manière de Merleau-Ponty ou de Bachelard.
On sent une belle fidélité au réel, une attention lente et incarnée, mais peut-être trop peu questionnée : toute image n’est-elle pas aussi construction, interprétation?
La lenteur, ici, apparaît comme un acte de résistance face à la frénésie contemporaine. Elle redonne au geste photographique sa valeur de présence.
Enfin, la porosité entre réel et imaginaire ouvre des pistes stimulantes : l’image n’imite pas le monde, elle le rejoue.
Un texte riche, qui donne envie de prolonger la réflexion sur ce fragile équilibre entre regard et pensée.
Ce qui distingue, profondément, la photographie de la peinture : «On doit être confronté au monde pour créer et construire».
C’est très vrai. Et très bien dit.
Merci Victor.
Très intéressant. Et pas mal de pensées qui m’évoquent quelque chose. C’était très parlant pour moi.
Merci pour ton travail qui est toujours de qualité.
Merci Christophe, à la prochaine !
Merci beaucoup Antoine pour cet article passionnant. Comme à chaque fois je me régale et surtout j’apprends énormément.
Merci Brian.
Merci pour la découverte de cet artiste photographe. Très chouette article.
Merci Jean-Luc.
Merci pour la découverte, et encore bravo pour le taf!
Merci Jean-Claude.
Une de tes interviews avec laquelle j’ai le plus vibré… Quelque chose dans la sensibilité de l’approche de Clément Chapillon qui ouvre, ouvre et élargit le regard.
J’ai voulu commander son livre Les Rochers fauves… Hélas, épuisé. On attendra une prochaine réédition, au cas où.
Merci à Clément pour son travail. Merci à toi pour ce partage et cette découverte.
Merci Élie (je me suis permis de partager ton commentaire sur mon instagram).
Toujours aussi riche de découvrir un humain photographe.
Merci Régis.