J’ai rencontré Victor d’Allant au moment de la sortie de son premier livre Tulsa, OK dans lequel il revisite la ville américaine, 50 ans après Larry Clark. Dans ce deuxième article, Victor se lance dans le projet de documenter Tulsa.
Temps de lecture : 14 min
Si vous avez manqué la première partie, vous pouvez la rattraper ici : Victor d’Allant : Workshop avec Antoine d’Agata.
Avertissement : Certains contenus de l’article – nudité, sexe, drogue – peuvent heurter la sensibilité des lecteurs, notamment des plus jeunes.
Les prémices du projet
Julie Winter, l’initiatrice
San Francisco, début 2018. Plusieurs semaines ont passé depuis le workshop d’Antoine d’Agata.
Tiens, un coup de fil de Julie.
Hé Frenchie, ça fait un bail ! Figure-toi que j’ai déménagé dans l’Oklahoma. Tout va bien pour moi, je suis serveuse dans un restaurant français assez chicos. Ça te dit de venir goûter la meilleure bouillabaisse d’Amérique ?
Bien sûr ! Je ne dis jamais non à la bonne cuisine française, surtout ici. Mais c’est pas le moment, je viens de terminer mon projet Paris, USA, et j’en ai jusque-là des voyages dans l’Amérique profonde.
C’est toi qui vois. Bon, faut que j’file, à la prochaine.
Ah Julie ! Une fille pas banale. Je l’ai rencontrée sur Internet quand je travaillais sur Paris, USA justement.
La petite trentaine. Parcours classique. Famille dysfonctionnelle. Ex-héroïnomane. Ex-mari alcoolo. Deux filles dont elle peine à conserver la garde. En vendant de la drogue ce n’est jamais évident, tu passes un jour ou l’autre par la case prison. Julie n’a pas fait exception.
Incarcérée, elle écrivait des histoires porno et les vendait aux autres prisonnières. Les filles les envoyaient à leur mec également détenu. Tout le monde était content. Et ça permettait à Julie de s’acheter des sous-vêtements et des tampons, ce genre de trucs.
Hé Frenchie, je viens aux nouvelles.
Salut Julie, ça va toujours dans l’Oklahoma ? Au fait, t’es où exactement ?
Tulsa.
Non, mais attends, Tulsa comme Larry Clark ?
Larry… Nan, je connais pas de Larry.
Nan, mais Larry Clark !
Ben j’ai compris, mais je connais pas de Larry Clark.
Kids !
Oui, ben même s’il a des enfants, je le connais pas.
Non mais Kids, le film.
Ah oui, je l’ai vu.
Le réalisateur, c’est Larry Clark. Je t’explique. Avant ça, il a fait un livre qui s’appelle Tulsa. Un classique.
Hum. Super…
Bon je te laisse Julie, à la prochaine.
Après avoir raccroché, Victor se précipite sur Wikipédia. La première édition du livre est sortie en 1971. Dans 3 ans, ça fera 50 ans !
Tulsa de Larry Clark
Salut Julie, c’est Victor, t’as bien reçu Tulsa ? Tu peux l’ouvrir s’il te plaît ? Je vais te le présenter rapidement.
En 1963, Larry Clark a 20 ans lorsqu’il revient dans la ville où il a grandi pour photographier ses amis. Ce sont des jeunes qui en apparence ressemblent à n’importe quels jeunes. Pour qui le temps est une ressource inépuisable et l’ennui une activité valable voire privilégiée.
Ils trainent.
Ils tentent de se faire beaux.
Mais contrairement à la majorité des jeunes, ceux-là profitent de leur temps libre pour s’injecter des amphétamines.
Le malaise des images provient non seulement des scènes de consommation sans ambiguïté, mais aussi de la légèreté voire l’innocence avec laquelle ces jeunes se droguent.
Comme ici, une fille fait gicler le liquide d’une seringue en affichant un visage malicieux et joyeusement amoral.
Et là, un élégant jeune homme manipule un pistolet avec une telle candeur que ça en est flippant.
Ça a vachement choqué à l’époque parce ces jeunes c’étaient les enfants d’à-côté. Ils ressemblaient à tes propres gamins. Et puis ils étaient photographiés par un des leurs, drogué comme eux, ça sonnait d’autant plus vrai.
Regarde bien comment Larry Clark les magnifie. C’est clairement la vision d’un artiste. Rien qu’à voir les cadrages. Observe ce filet de sang. C’est beau, on ne dirait même plus du sang.
L’intégralité du livre Tulsa est visible sur Youtube :
T’en penses quoi, Julie ?
Le projet de Victor d’Allant à Tulsa
Les photos sont fortes, y a pas à dire. Par contre, les mecs, ce sont que des petits blancs ! Et des filles, on n’en voit pas des masses. Celles qu’on voit font partie du décor ou servent de faire-valoir aux gars.
T’as raison. Écoute, je vais venir passer une semaine à Tulsa. Faire un essai. Tu peux préparer mon arrivée et m’organiser des rendez-vous avec disons, dix de tes connaissances ? Celles à qui tu vends parfois de la drogue.
Et à la différence de Larry Clark, on va se concentrer sur les femmes. Et pas que blanches. Des hispaniques, des noires, des indiennes. À l’image de la ville, quoi. Tulsa a un important territoire indien et un passé afro-américain. Des femmes de tous âges, tous physiques et toutes orientations sexuelles. En clair, une approche anthropologique ou sociologique.
Les coulisses de Tulsa, OK en 13 photos
Victor fera 7 voyages à Tulsa et y restera 45 jours. Les 13 photos suivantes sont autant de rencontres et d’histoires qui éclairent le projet.
J’ai préparé une playlist, en collaboration avec Victor, composée de 13 chansons dans le pur style Tulsa sound. Un mélange de blues, country, rock and roll, rockabilly et swamp pop.
Ilona et Warren
Un jour, Victor reçoit un texto d’un numéro inconnu.
C’est toi qu’as fait des photos de Warren ?
Qui c’est Warren ?
Bah, mon chien. Le chien sur la photo que t’as prise de ma copine Ilona, c’est le mien, c’est trop drôle.
Ah oui, je me souviens.
Moi, c’est Dayzie. Dis, t’en aurais d’autres de mon petit chien ?
Bien sûr, je t’envoie ça.
Dayzie et Rachel
Tu aurais un Instagram, Dayzie ? Je reviens à Tulsa dans un mois. Je pourrais te photographier lors de mon prochain voyage. Qu’en dis-tu ?
Ça m’intéresse carrément. J’aime bien les photos que t’as prises d’Ilona.
Super. Tu habites où ? Tu as un copain ? Une copine ?
J’suis une coloc d’Ilona. J’sors avec une fille, ouais. Enfin, elle est mariée avec un mec. Disons que c’est fluide lol.
Quelques semaines plus tard, Victor photographiera cette scène pleine de tendresse entre Dayzie et Rachel, la copine mariée.
Victor apprendra plus tard que l’oncle de Dayzie a été photographié par Larry Clark et fait partie du livre Tulsa.
Soirée parking
Deux femmes sortent d’un immeuble minable et s’engouffrent dans la voiture que Victor a louée. Avant de débarquer à Tulsa, il a pas mal échangé avec Naomi, la plus jeune des deux.
Un premier gamin à l’âge de 17 ans. Puis quelques années de prison. Et aujourd’hui, à 31 ans, elle est mariée à Barb, une femme de plus de 20 ans son aînée.
Aucune des deux n’a de voiture. Tulsa sans véhicule, c’est compliqué, t’es vite coincé. Victor leur rend service en les conduisant dans les magasins situés à la périphérie de la ville.
À la tombée de la nuit, il est prévu de faire des photos. Il y a une église pas loin d’ici, dit Naomi. Ils nous ont virées la dernière fois. Le prêtre avait été clair, l’homosexualité, c’est absolument inacceptable.
À peine le temps de se garer que la sécurité débarque. Autre parking, celui du YMCA. Faisons quelque chose de créatif, lance Victor. Ne faisons pas juste une série de portraits classiques. Amusez-vous.
Au bout de 10 minutes, un vigile approche, flingue à la main. Il a pris son temps, dit Victor. Avec ce froid, sans doute préférait-il rester à l’intérieur.
Les filles, rhabillez-vous, on se tire.
American Express
Une nuit dans un bar. Victor entre, et comme à son habitude, fonce droit vers le serveur. Bonsoir, je m’appelle Victor d’Allant, j’habite à San Francisco, je suis photographe. Je viens à Tulsa pour un projet sur la ville. Et je vais prendre un jus d’orange s’il vous plaît.
Il papote avec les gens autour, l’appareil bien rangé au fond du sac. Il repère deux filles assises qui ont l’une pour l’autre des gestes tendres, les aborde et explique son projet. Avec l’accent français, ça passe bien.
Vous êtes français, vraiment ? Oui, je viens de Paris, mais j’habite à San Francisco à présent. San Francisco ça passe bien aussi. Capitale des gays aux États-Unis. Tu passes pas pour un vicieux ou un type qui va les mettre en prison.
Votre geste m’a beaucoup ému, dit Victor. Oui, celui où tu mets la main sur la cuisse de ta copine. C’est mignon. Je pourrais prendre cette photo ? Sans vos visages si vous voulez. Oui, voilà, refaites un geste d’intimité, quelque chose qui vous décrit.
Une fois la photo prise, Victor et les deux filles continuent d’échanger et de rigoler. Elles picolent pas mal, Victor termine son jus d’orange. À un moment, l’une des deux sort :
Bon, on va se faire faire une ligne.
Je peux venir avec vous ?
Bah, c’est dans les toilettes des femmes…
Cela ne me dérange pas.
Ahaha ! Nous non plus.
Sortie de bar
Une autre soirée passée dans un bar craignos de Tulsa. Victor a papoté avec pas mal de monde. Mais rien de fou cette fois-ci. Y a des nuits comme ça. Il s’apprête à rentrer, crevé.
Au moment de quitter l’établissement, un couple exalté lui emboîte le pas. Victor observe la scène du coin de l’oeil. Un simple échange tendu entre deux individus soûls ? Victor s’approche.
Une dispute démarre dans la voiture. Enfermés dans leur monde d’alcool et de violence, ils ne remarquent pas que quelqu’un les photographie.
Et si la situation avait dégénéré entre eux ? Je suis tout à fait capable de faire baisser la tension, dit Victor. Cela aurait sans doute été plus délicat à cause de l’alcool mais j’aurais probablement trouvé le moyen.
Et si le type était sorti ? Je me serais mis en position de faiblesse. Je ne vais pas commencer à jouer sur la force physique. Ce n’est pas moi qui vais gagner. Je ne suis pas fou. Quand on est petit et maigrichon, on sait que l’on ne va pas gagner sur ce terrain-là.
Eagle of Tulsa
À chaque voyage, Victor l’a tentée, mais ça n’allait jamais. La dernière fois, il a réussi, mais il a perdu la carte.
Et ce 22 février 2019, c’est la bonne nuit. Il fait très froid. Pas un chat dans ce coin un peu crade, limite dangereux, à la sortie de la ville. Victor s’est garé sur le bas-côté, face au bâtiment. Plus loin, il risquait de s’enliser salement avec toute cette boue.
Il compose son image en jouant avec les deux rétros de la voiture de location. L’aigle aux ailes déployées rappelle le grand sceau des États-Unis. Et à 20 000 ISO, même pas peur.
Renée
On ne voit pas mon visage mais c’est moi. La vraie moi. Renée. Et mon mec. Qui me fouette avec sa ceinture en cuir. Puis me fiste comme un fou. J’ai mes règles mais il s’en fiche. Moi aussi je m’en fiche. Je jouis vite. Il sait ce qui m’excite.
Malgré ma lourde respiration, j’entends le doux cliquetis d’un appareil photo.
La veille, j’étais avec Julie dans un bar. Je suis bavard mais elle c’est pire. Parce qu’en plus elle est extravertie et très accessible. Y a des gens comme ça qui attirent illico la sympathie. Et puis elle a toujours quelque chose à vendre. Ça facilite les contacts.
Elle m’a présenté ce type. La trentaine. Je lui ai parlé de mon projet et de fil en aiguille, il m’a proposé de passer chez lui le lendemain. Je me suis pointé. Il m’a fait entrer, m’a dit de ne faire aucun bruit. J’étais surpris.
J’ai retiré mes chaussures. J’ai marché doucement en faisant attention à ne pas faire craquer le parquet. Il y avait cette fille sur le lit, les yeux bandés. J’ai pris quelques photos.
Elle a dit, mais il y a quelqu’un ici ? Je lui ai dit, oui, il y a quelqu’un, je prends des photos. Son corps s’est légèrement crispé. J’ai dit, on ne voit pas votre visage, on en parle après, j’effacerai si vous voulez.
Puis elle s’est rhabillée. Je lui ai dit, je travaille sur un portrait de la ville de Tulsa. Voilà ce que ça donne. C’est un peu trash, je ne sais pas si vous voulez que je la garde…
FetLife
Ce soir-là, on est 4 dans un bar. Un couple, Julie et moi. Le mec dit, ça va Victor ? Tu t’amuses bien ? Quelques heures auparavant, je prenais des photos de sa copine. Ça va bien, les photos ont l’air bien.
On bavarde. Le couple s’est rencontré sur FetLife, un réseau social pour amateurs de bondage et autres pratiques de type BDSM. Ça m’intéresse, dit Victor. Je suis sur un autre projet, American Love, je photographie des gens qui font l’amour.
Le lendemain, toute la journée, j’échange par textos avec la fille, Ragan. Viens ce soir, dit-elle, mais attends-toi à ce que ce soit un peu chaud. C’est votre vie, lui répond Victor, je prends juste des photos, je ne juge pas.
Ragan et le type m’accueillent. J’assiste à toute la cérémonie. Les cordes, ça prend pas mal de temps. Une première fessée part. Je photographie tout ça. Puis, ça va vite. Le type la gifle assez fort, la pousse à genoux et la tire par les cheveux jusqu’à la chambre. Je fais 3 photos, pas plus.
E 61st Street
Cet après-midi-là, Victor s’est posé dans un Starbucks de la ville pour fixer au calme ses prochains rendez-vous. Lorsqu’il quitte ce lieu de débauche, il s’arrête sur cette scène. Il fait grand jour mais il décèle tout de suite son intérêt.
Juste avant qu’il fasse nuit noire, il y retourne. La main gauche dans l’axe du rétroviseur comble le vide, et il déclenche de la main droite.
Si t’es blanc, ça peut t’évoquer Noël, c’est mignon. Si t’es noir, tu penses direct au Ku Klux Klan. Tu vois le noir pendu, tu vois la croix en feu. Surtout à Tulsa où en 1921 a eu lieu le massacre le plus meurtrier contre les Afro-Américains de l’histoire des États-Unis.
Des milliers de blancs ont envahi le quartier noir et mis le feu aux maisons et aux magasins. Des hommes, des femmes et des enfants ont été assassinés en pleine rue. Les avions de la police ont terminé le travail en larguant des bombes. En tout, la tuerie a fait 300 morts et 10 000 sans-abris.
Si vous voulez vous en faire une idée, la série Watchmen a reconstitué le massacre, à travers les yeux d’un enfant noir.
C’est fort.
Routine beauté
Victor prépare son prochain voyage à Tulsa en examinant les hashtags #tulsa sur Instagram. Il tombe sur cette femme noire qui dévoile sa routine beauté. Je vais dormir, écrit-elle, je mets ma petite crème sur la peau.
Victor voit dans cette scène une sorte de blackface inversé. Il se dit que c’est une autre façon d’évoquer les problèmes raciaux aux États-Unis.
Il lui envoie un message privé.
Bonjour Essie, j’aimerais bien te photographier en train de mettre de la crème sur le visage.
Mais tu déconnes ou quoi ? C’est quoi cette histoire ?
Je fais un livre sur Tulsa et j’ai beaucoup aimé la photo que t’as faite. J’aimerais bien la refaire avec ma propre vision.
Victor arrive chez elle.
La salle de bain est minuscule et les miroirs partout renvoient une lumière franchement dégueulasse. On peut se mettre dans la chambre ? demande Victor, ce serait déjà mieux. C’est ça, fais comme si tu allais te coucher, comme si je n’étais pas là.
Xochitl
J’ai prévu de venir la semaine prochaine à Tulsa, dit Victor. Tu es dispo ?
Non, ce n’est pas le moment.
Et cette fois-ci, c’est le moment ?
Ben non, c’est toujours pas le moment.
Et là ?
Nan, je suis dans le Colorado, j’ai eu un grave accident de vélo. Alors là, c’est vraiment pas le moment…
Je me suis bien amochée le bras, mes lunettes sont foutues. Et sans lunettes, impossible de conduire, la galère. J’ai même pas de fric pour en acheter de nouvelles.
Combien ça coûte une paire ? 75 dollars ? Attends, je te les envoie. On ne peut pas vivre sans rien voir.
Je ne sais pas si je vais pouvoir te rembourser.
Non mais arrête, achète-toi tes lunettes, reprends ta voiture et rentre à Tulsa avec ta famille.
Et le voyage suivant c’était le moment, après un an à s’envoyer des textos.
Victor rencontre Xochitl (prononcez Chochiteul), une amérindienne de 23 ans, dans le bar où elle bosse.
Viens à 4 heures du matin, dit-elle, après la fermeture.
À son arrivée, une de ses collègues est là. C’est plus prudent, on ne sait pas sur quel mec louche on peut tomber.
J’ai des boules de geisha, dit Xochitl, pour garder les muscles forts. Intéressant, dit Victor. Visuellement, c’est ambigu, ça pourrait très bien être un tampon.
Couteau Voiture
Comme le couple habitait un peu en dehors de la ville, Victor leur a donné rendez-vous dans le centre de Tulsa. Il les a photographiés, d’abord sur une grande place, puis à l’intérieur d’un bar. La soirée s’est déroulée dans une ambiance bon enfant.
Vers 2 ou 3 heures du matin, Victor leur a dit qu’il était crevé et qu’il rentrait.
Les deux ont rejoint leur voiture. Celle de Victor était garée à 2 minutes mais il est resté tout près, a fait mine de vérifier son téléphone, attendant de voir ce qu’il allait se passer.
À un moment, le mec a sorti un couteau. Victor a pris trois ou quatre photos. Pas plus. Il a conservé celle où le visage de la fille est masqué.
Ce n’est pas allé beaucoup plus loin. Il a rangé son couteau, elle s’est rhabillée. Ils sont partis et Victor leur a dit salut.
Et si la situation s’était envenimée ? Je serais intervenu, dit Victor. Un truc pour faire baisser la pression :
Ça va, ça va ? Vous vous amusez bien ?
No bad day(s)
Alors ça non. Si c’est basé sur le texte c’est nul. Ça doit être visuel, donc normalement c’est non.
Elle avait 20 ans quand Victor l’a rencontrée. Une fille déprimée. Pas très causante.
Et depuis ? Il a vaguement des nouvelles. Toujours aussi déprimée. Elle a quitté Tulsa pour le Texas, l’État voisin.
Toute la ville de Tulsa est déprimante. Et malgré ça, malgré tout le tragique, il y a des gens suffisamment optimistes pour écrire no bad days. La photo n’est pas si mal, dit Victor.
Tulsa et moi
Il y a cinquante ans, les jeunes hommes de Larry Clark se détruisaient pour passer le temps. Aujourd’hui, les femmes de Victor d’Allant se défoncent pour oublier leur vie sordide.
À Tulsa, l’époque a changé mais la misère reste la même pour les gens à la marge, condamnés de naissance à l’inertie. Au fil des images, mon coeur balance entre inconfort et légère fascination. Devant ces gens si différents de moi, la tristesse se mêle à une sorte de soulagement de ne pas être eux.
À se concentrer exclusivement sur le sordide, j’en viens à penser que ces images ne veulent que viser mes basses pulsions. Et je ne sais plus bien si elles me donnent accès à des réalités dérangeantes ou si elles font de moi un voyeur.
La frontière entre voyeurisme et reportage cru est toujours floue dans ce type de travail. C’est ce qui lui confère aussi son pouvoir si troublant.
Victor photographie pour comprendre comment les personnes fonctionnent. C’est un homme blanc privilégié. Ce sont des femmes pauvres un peu perdues. Le déséquilibre brouille la frontière entre honnêteté et exploitation. À tel point qu’aujourd’hui, les photographes doivent jouer les funambules pour ne pas se retrouver dans l’oeil du cyclone.
Je crois qu’un artiste n’en serait pas vraiment un s’il restreignait sa propre sensibilité et sa propre vision, aussi dérangeantes soient-elles. Il doit accepter que certaines personnes resteront à l’écart. Car il faut supporter un certain inconfort pour apprécier ces images.
Pourquoi un photographe est-il attiré par ce type de travail ?
Peut-être arrêterait-il de photographier s’il avait la réponse.
Je pense à ça tout le temps…
C’est la fin de l’article. Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Que pensez-vous du travail de Victor d’Allant ?
Vous souhaitez découvrir le livre Tulsa, OK ? Vous pouvez vous le procurer sur le site de Victor d’Allant.
Vous pouvez retrouver Victor sur Instagram : @mr.dallant.
Retrouvez la suite des aventures de Victor dans un troisième et dernier article : Victor d’Allant conçoit son premier livre inspiré de Stanley Greene.
15 réponses sur « Victor d’Allant revisite Tulsa, 50 ans après Larry Clark (2/3) »
Super article, magnifiquement bien écrit.
Le « storytelling » d’un livre photo, qui plus est intéressant et bien rythmé, c’est génial. À titre personnel, je connais parfaitement le cinéma de Larry Clark, j’adore sa filmographie hormis son dernier film (à savoir « the smell of us ») qui n’a pas le niveau de qualité des autres. Dans ses films, Clark a toujours su montrer une minorité de l’adolescence américaine, leur splendide et totale décadence, on ne peut pas imaginer que cela existe, mais c’est bel et bien une certaine réalité de l’Amérique. Après, sans rentrer dans les gossips il semble malheureusement que ce dernier aime un peu trop les jeunes…
Bref ton article m’a profondément donné envie de voir et lire le livre de Victor, en plus tu, du moins vous, vous êtes bien embêtés à faire une playlist pour donner du son à l’image, telle Sergio et Ennio du côté du cinéma, dont je me refuse à croire que tu n’arriverais pas à reconnaître aisément les noms de famille.
Pour en revenir à son livre, j’espère que ce n’était pas le best of comme c’est le cas pour certains albums de musique ou certains livres photo qui comprennent des choses totalement inégales. Beaucoup de livres d’extraordinaires photographes sont loin d’être parfaits malgré le fait qu’ils n’oublient pas la notion de subjectivité propre à tout art.
Aussi Victor a de la chance de recevoir des textos de Dayzie, À dire vrai, il a de la chance que Dayzie ait le visage d’une muse et ce, sans compter son héritage génétique avec Clark! Mais ça c’est comme l’instant décisif (HCB doit se retourner dans sa tombe), il y en a qui à force d’avoir de la chance ont réussi à la dompter pour la provoquer. Il semble que cela soit aussi le cas de Victor: « il n’y a pas de hasard ».
Il shoote avec quel(s) boîtier(s) et objectif(s) d’ailleurs, ça m’intéresse de savoir?
Dans ta partie Renée, c’est bien claqué aussi le « et de fil en aiguille » lol. En revanche, au début tu parles à la 1ère personne en tant que Renée puis tu enchaînes à la 1ère personne en tant que Victor sans prévenir, j’ai dû y revenir pour comprendre.
En fin d’article, la pensée de Victor est très intéressante, à titre personnel je pense – non je sais – je suis un voyeur. Mais quel photographe ne l’est pas ? Il faudrait aussi arrêter de penser qu’être voyeur n’absout pas d’être également dans l’empathie et la compassion, dans la sensibilité en général. Une photo peut ou doit procurer de l’émotion, qu’elle soit visuelle, intellectuelle, spirituelle ou abstraite.
In fine bravo tu viens de me faire acheter son bouquin via ton lien, va falloir que je limite tes articles…
Merci Jeff pour ton retour très enrichissant. Quand à tes remarques, voici mes réponses :
– Victor photographie avec un Leica Q au 28 mm (il en parle dans le premier article)
– Quant aux deux narrateurs dans le texte sur Renée, c’est voulu. Je souhaitais autant de confusion chez le lecteur que dans la tête de Renée.
Jeff, un grand merci d’avoir soulevé la question du voyeurisme. Ce mot a une connotation assez péjorative, puisqu’il décrit dans le langage courant « une personne qui trouve son plaisir sexuel en observant des scènes érotiques, intimes sans être vue. »
Je confirme toutefois que photographier des hommes enfermés dans des asiles de fous, des enfants qui crèvent de faim ou des femmes qui s’injectent des drogues mortelles n’a rien de particulièrement jouissif.
L’autre définition n’est guère plus flatteuse : « Personne qui aime regarder, observer, qui fait preuve d’une curiosité malsaine. »
Il suffirait de retirer le dernier mot, et on aurait alors une excellente définition du journaliste, de l’ethnologue, et même de l’artiste en général : « Personne qui aime regarder, observer, et qui fait preuve d’une grande curiosité Intellectuelle. » Ça serait nettement plus flatteur !
Je préfère toutefois un autre mot, lequel a la même étymologie mais est clairement plus positif : « Voyant : personne qui jouit du sens de la vue. » [par opposition à son antonyme, le non-voyant.]
Nous photographes aimons observer pour ensuite montrer ce que les autres n’ont pas perçu. Nous sommes des voyants.
Salut Antoine, encore un bel article. On plonge tout de suite dans ton récit.
Je comprends ce travail d’un vrai anthropologue qui tente de révéler les noirceurs de l’âme humaine.
Merci Romain !
Les noirceurs de l’âme humaine…. c’est très bien dit, et c’est effectivement ce que j’essaie de montrer dans TULSA, OK.
Romain, merci donc pour ces mots. Et pour tes photos de manifestations à Paris qui montrent aussi un côté bien noir de notre humanité.
Avec plaisir Victor. La noirceur est aussi profonde que l’éveil de la lumière.
Je suis mitigée quant au contenu du livre de Victor, qui frise le voyeurisme. Et je citais ta conclusion pour étayer mon propos. J’ai ressenti exactement la même chose que toi.
Désolée de n’avoir pas été assez claire…
Bonjour Antoine, superbe article. Je l’ai lu avec la playlist en fond sonore.
Je trouve les clichés non pas dérangeants mais reflétant la société actuelle, entre misère et perte de repères.
Je me suis toujours demandé comment créer une telle relation avec les personnes pour arriver à un tel niveau «d’intimité».
J’ai lu que ces photos placent certaines personnes en tant que voyeur. Je ne le pense pas personnellement. Ce que je pense surtout c’est que nous vivons dans un monde où tout doit être lisse, beau, magique, plein de couleurs.
Instagram en est la parfaite image. Plus que jamais, surtout en cette période compliquée, il faut mettre en lumière le «coté obscur» de l’âme humaine pour pouvoir justement se recentrer sur l’essentiel.
Encore merci pour cet article et pour la découverte de ce travail photographique à travers l’oeil de Victor d’Allant.
Encore une fois un article brillant.
C’est très intéressant de voir comment il travaille, aborde les gens et crée une relation avec eux.
Merci !
Merci Vincent
Génial ! Encore.
Merci Xavier
J’en arrive à la même conclusion que la tienne.
«À se concentrer exclusivement sur le sordide, j’en viens à penser que ces images ne veulent que viser mes basses pulsions. Et je ne sais plus bien si elles me donnent accès à des réalités dérangeantes ou si elles font de moi un voyeur…»
Mitigée, je suis…
Francine, peux-tu préciser ta pensée stp ? *Mitigée, je suis…*