Entrez dans la tête de la photographe Stéphanie Lacombe, au plus près de son travail, de ses goûts, de ses influences et de son processus créatif.
Temps de lecture : 27 min
Qui est Stéphanie Lacombe ?
Stéphanie Lacombe est une photographe française née en 1976 à Figeac, dans le Lot. Elle est diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD). Son travail photographique propose une réflexion sur les modes de vie des classes populaires. Elle est lauréate du Prix Niépce en 2009. Elle vit à Paris.
Ses principaux projets
La Grande Borne (2000)
La Grande Borne est une cité HLM de 15 000 habitants. Elle est située au sud de Paris, encerclée par l’autoroute du Soleil, une nationale et la prison de Fleury-Mérogis.
Stéphanie Lacombe photographie les habitants du quartier des Enclos, aussi connu sous le nom des Tiroirs, où le plan des appartements est absolument identique aux 3 685 logements que compte la cité.
La table de l’ordinaire (2006)
Pendant trois ans, Stéphanie Lacombe a parcouru la France, photographiant, de villes en campagnes, le rituel banal du repas quotidien, où les meubles Ikea et la purée Mousseline deviennent les accessoires d’une pièce de théâtre, celle du quotidien.
Immobile Home (2020)
Dans Immobile Home, Stéphanie Lacombe se rend dans le camping Ami-Ami situé au nord de Berck-sur-Mer, en Hauts-de-France.
Resté dans son jus depuis sa création en 1974, il accueille surtout des habitués qui se retrouvent chaque été. Ce sont des habitants de la région aux revenus modestes, qui voient dans le mobile-home un moyen d’accéder à la propriété à moindre coût, ou de s’offrir une résidence secondaire pour la retraite.
Hyper Life (2021)
Dans Hyper Life, Stéphanie Lacombe montre la vie qui se déroule sur le parking de l’Intermarché de Saint-Erme-Outre-et-Ramecourt, en Champagne Picarde.
Aux yeux de nombreux habitants, le supermarché représente le « centre culturel » de la région, un lieu de rencontres, comme autrefois la place du village.
Stéphanie Lacombe revient sur le processus de création de Hyper Life dans la première partie de l’entrevue.
Somme Toute (2022)
Dans Somme Toute, Stéphanie Lacombe rencontre les habitants de Flixecourt, une ville post-industrielle située entre Abbeville et Amiens.
Pendant longtemps, le textile a fait vivre un grand nombre d’ouvriers du coin. Comme on dit ici, « on naissait, on travaillait, et on mourait Saint-Frères ». En 2000, les usines ont définitivement arrêté leur activité, laissant sur le carreau pas mal d’habitants de cette région rurale.
Depuis, la création d’une bretelle d’autoroute a quelque peu redynamiser la ville, avec l’implantation d’une nouvelle zone d’activité, offrant des postes d’intérim dans le tertiaire. Des emplois ont été créés, mais pas pour tout le monde.
Stéphanie Lacombe se demande comment les familles en marge du marché du travail gardent la tête hors de l’eau pour se nourrir, se déplacer, accéder à l’emploi, tout en continuant à se divertir.
L’entrevue commence.
Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevue “Dans la tête” ?
Partie I : Zoom sur un projet photo de Stéphanie Lacombe
Parle-moi d’un de tes projets
Hyper Life est un projet charnière qui a permis à ma photographie de basculer dans une nouvelle dimension. Et grâce auquel j’ai pu enclencher un projet de plus grande envergure, Somme Toute, réalisé dans le cadre de la grande commande photographique de la Bibliothèque Nationale de France (BNF).
Les années avant Hyper Life
Pendant longtemps, j’ai photographié la vie des gens à l’intérieur des logements. Plus les années passaient, plus je me sentais enfermée dans ce dispositif. Je m’essoufflais.
Simplement, je ressentais le besoin de sortir. Mais je ne savais pas comment m’y prendre. Par quel bout aborder un environnement aussi infini que le monde extérieur, après avoir été longtemps délimitée par les quatre murs d’une maison ?
C’est lors d’une résidence à la Villa Médicis en 2019 que j’ai retrouvé le goût de la photo, celui de mes débuts. Sur les chemins de Rome, j’ai eu une pratique libre, instinctive, sans intention, sans but défini, si ce n’est celui de me faire plaisir. Ça peut paraître naïf, mais après tant d’années de pratique, je l’ai ressenti comme une nécessité.
De retour en France, j’ai procédé par étapes.
De l’intérieur des habitations, je suis passée aux aires d’autoroute, en photographiant les routiers dans l’habitacle de leur camion (Sur une aire de repos, 2019), puis les vacanciers enfermés dans un camping (Immobile Home, 2020).
C’est l’année suivante qu’a démarré Hyper Life.
La naissance de Hyper Life
Le projet s’effectue dans le cadre d’une résidence d’une année en Champagne Picarde, initiée par le centre d’art Diaphane, pour la Communauté des Communes qui désire une série de portraits de ses habitants.
Dès le début, j’ai envie de travailler sur les non-lieux. Selon l’anthropologue Marc Augé, un non-lieu est « un espace interchangeable où l’être humain reste anonyme. Ce sont les moyens de transport, les chaînes d’hôtels, les supermarchés, les aires d’autoroute, etc. »
Pour moi, ces espaces aux frontières bien définies me sont alors moins intimidants qu’une ville ou un territoire.
En réalité, je ne sais même pas situer la Champagne Picarde sur une carte. Avant toute chose, une visite du territoire s’impose pour rencontrer les habitants, les commerçants et les élus.
À ma grande surprise, tout le monde me parle de l’agrandissement d’un supermarché comme s’il s’agissait d’un événement crucial. Sur Facebook, la page de l’Intermarché compte 3 000 abonnés alors que seulement 1 800 habitants vivent à Saint-Erme-Outre-et-Ramecourt, la commune de l’Aisne où il est situé.
C’est une ville-rue au coeur de la Champagne Picarde. La rareté des commerces rend incontournable le supermarché, sinon il faut rouler 25 km pour se rendre à Laon ou 35 km pour faire ses courses à Reims.
Je constate l’importance de cette grande surface. Non seulement les gens y vont pour les courses alimentaires, mais aussi pour acheter de l’essence, des fleurs, du pain, des cigarettes, retirer de l’argent au distributeur, faire des photocopies et des photos d’identité.
C’est comme ça que me vient l’idée du projet.
Sur le parking, le doute
Je passe des heures garée sur le parking de l’Intermarché à observer les allées et venues des gens. Je me rends compte que je ne suis pas la seule à attendre. Derrière les vitres des voitures, il y a ceux qui fument des cigarettes, ceux qui profitent de l’appui-tête pour se reposer, et ceux encore qui consultent sans conviction leur téléphone.
Des micro-gestes en rien extraordinaires mais qui se répètent sans cesse et confirment mon intuition. Une vie se déroule sur ce bitume, sur ce parking de voitures grises, entouré de champs agricoles sans relief, et d’enseignes non franchisées.
Mais comment photographier ce que je trouve laid ? Ce n’est pas ce que j’imaginais, moi qui aspirais à rendre plus esthétique ma photographie documentaire.
J’essaie d’utiliser les éclairages que j’ai apportés, mais je m’en sors pas. Je n’arrive pas à gérer seule mon boîtier, les flashs posés sur des pieds, les voitures qui passent, les gens, les interviews. C’était trop ambitieux. Faut que je fasse simple : un boîtier, une focale fixe, la lumière naturelle, un carnet et un stylo.
Il reste les gens. Ce n’est pas du tout naturel pour moi de les aborder. J’ai un trac inouï. Faut que je me lance. Je sais pas comment les photographier. J’ai peur du refus, c’est ça qui me freine. Embêter ces personnes venues faire leur courses, j’ose pas.
Je reste plusieurs jours sans faire la moindre image. Le plus dur c’est de commencer. Ah voilà la première photo dont je suis satisfaite. Avec une histoire incroyable en prime. Et une autre ! Ces gens, ce ne sont pas des courses qu’ils viennent chercher au supermarché 4 fois par semaine, c’est du lien social, je m’en rends compte. C’est parti, j’ai lâché les chevaux, je ne m’arrête plus…
Raconte-moi une photo de ce projet
J’aime beaucoup « Éric & Éric » car cette photo synthétise ma démarche, celle qui a animé le projet Hyper Life. C’est le portrait de deux hommes qui se ressemblent physiquement et qui s’appellent tous les deux Éric.
Derrière la photo il y a une histoire. Éric, assis devant, est venu rendre visite à sa femme, caissière à Intermarché. L’autre Éric, est juste venu faire un tour, il n’a rien à acheter. Ils sont amis dans la vie. Ils se sont garés par hasard l’un en face de l’autre, alors ils commencent à discuter. À force d’être debout, ils fatiguent et décident de s’asseoir dans la voiture de l’un, portières ouvertes, en continuant la causette sans se regarder.
En une image, on comprend le projet. Ce n’est pas la vie d’un supermarché que je raconte mais un fragment de celle de gens en milieu rural.
L’histoire ne s’arrête pas là. Je suis invitée à boire un coup chez eux. Après ma journée, je les rejoins chez l’un des Éric. L’autre Éric m’apporte des légumes de son jardin. On discute, j’évoque ma démarche, une « résidence artistique » est un peu floue pour eux, je le sens. Pourtant, ils sont très contents de participer à mon projet.
Plus tard, ils viendront au vernissage en famille. Ils se verront en grand et moi je verrai de la fierté sur leur visage. C’est ça la photographie documentaire. Des liens qui se créent, des rencontres qui souvent me bouleversent.
Aujourd’hui, 5 ans après, je sais que je pourrais les appeler, passer les voir à l’improviste. Ils seraient là à m’accueillir, les bras grand ouverts.
Partie II : Les goûts et les inspirations de Stéphanie Lacombe
Un album que tu as beaucoup écouté
J’ai écouté en boucle Mustango (1999) de Jean-Louis Murat pendant des années. Surtout le morceau « Nu dans la crevasse », dix minutes marquées par les envolées lyriques du chanteur et des chœurs gospels. Aucune idée de ce dont parle vraiment la chanson, mais elle m’emporte toujours ailleurs.
Écouter l’album sur Spotify ou sur Deezer.
Les voix masculines à caractère me touchent, comme celle de Léonard Cohen. Ou celle du père de ma fille, aussi chanteur et auteur-compositeur. Il vient de sortir son dernier album, La rivière (2023), presque un projet familial : j’ai réalisé la pochette du vinyle, ma fille chante, on a fait les clips tous ensemble à la maison.
Un roman qui a éveillé quelque chose en toi
Je pense au cycle Les Rougon-Macquart (1870-1893) de Zola, une série de 20 romans que ma mère m’a fait découvrir, parmi les plus connus on trouve L’Assommoir (1877), Germinal (1885), La Bête humaine (1890). Zola tente d’y dépeindre son époque de manière exhaustive, ajoutant des descriptions et des détails à n’en plus finir. Une oeuvre qu’il a construite sur plusieurs décennies.
En préparant l’entrevue, je me suis rendue compte que je suis animée par la même volonté. Dans le roman Au Bonheur des Dames (1883), c’est l’ouverture d’un grand magasin à Paris qui cause la fermeture de tous les petits commerces.
On est dans mon projet Hyper Life. En me focalisant sur les conditions sociales des petites gens, mes projets dressent un portrait de la société française de notre époque.
Si je devais ne garder qu’un seul livre des Rougon-Macquart, ce serait L’Œuvre (1886), dans lequel un artiste peintre se suicide par désarroi de ne pas terminer son ultime chef-d’oeuvre. C’est fou mais je comprends. La création, c’est compliqué.
Lire L’Œuvre de Zola.
Un film dont tu te sens proche
J’adore le cinéma, il m’inspire beaucoup. Pas facile de ne choisir qu’un film. Mais si je devais n’en garder qu’un, ce serait Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders, tant il m’a bouleversé.
C’est l’histoire d’anges qui errent à Berlin et écoutent les pensées des humains. Le film me touche parce que il décrit ce que j’aimerais pouvoir faire. Connaître les vicissitudes des gens. À défaut de ce super pouvoir, je questionne celles et ceux que je photographie et note leur histoire dans de petits carnets.
J’aime aussi le cinéma de Chantal Akerman, surtout le documentaire D’Est (1993). Il capte la réalité de la vie quotidienne dans les pays de l’Est, peu de temps après la chute du Mur de Berlin. Le film est un enchaînement de travellings d’une beauté inouïe et de plans fixes d’une grande sensibilité. La réalisatrice filme avec la même simplicité chez les gens, dans des salles des fêtes ou des paysages sous la neige.
Où trouves-tu l’inspiration ?
Dans mon quotidien, la vie, les rencontres, et bien sûr dans les lectures et l’actualité. Comme je suis attirée par les sujets de société, l’inspiration est partout autour de moi, il me suffit d’être attentive.
Je compile des tonnes de recherche dans des carnets que j’empile. C’est ainsi que des idées de projets se révèlent lorsque depuis des années, des notes sur un sujet spécifique se sont multipliées. Depuis 10 ans, j’accumule des notes sur le thème de l’ennui. Je me suis rendue compte de cette obsession récemment, en triant mes notes.
Les recherches me prennent un temps considérable. Je ne porte rarement d’appareil photo sur moi. Je peux dire que je ne suis photographe que quelques mois par an, une fois qu’un projet a émergé. Tant que je n’ai pas trouvé ni défini de dispositif, je ne fais pas d’images. Mais j’y travaille, j’aspire à plus de liberté de création.
Les photographes qui t’inspirent
Mon premier choc émotionnel a été Dolorès Marat.
Dolorès Marat
Je suis alors étudiante aux Arts-Déco section photo lorsque je découvre son travail. Je tombe amoureuse de sa photographie. Une photographie onirique, évanescente et instinctive, bien éloignée de la mienne mais que j’aurais aimé pratiquer.
Martin Kollar
Dans un autre genre, j’aime aussi le travail de Martin Kollar.
Chaque image de son livre Nothing special (2008) représente tout ce que j’aime dans la photographie. La composition, le second degré, l’imprévu. Son talent tient au fait que chaque image contienne tous ces éléments.
Un livre photo sur lequel tu reviens souvent
Ma bible, c’est Winterreise (2000) de Luc Delahaye, qui a obtenu le prix Oskar Barnack.
Le photographe a parcouru le chemin de fer transsibérien, de Moscou à Vladivostok, entre novembre 1998 et mars 1999. Il révèle les conditions de vie des Russes défavorisés dans un pays en plein bouleversement social et moral, après la fin du communisme.
On voit des enfants qui doivent se débrouiller seuls.
Des hommes sans emploi, des familles dysfonctionnelles, des toxicomanes et des couples avec pour seul point commun l’alcoolisme.
Le travail mélange le documentaire et l’artistique, tant certaines scènes ressemblent à des tableaux.
La séquence puise aussi ses inspirations dans le cinéma pour montrer la déchéance et la lente chute dans l’obscurité. Je pense à ces paysages pris depuis la vitre d’un train au début et la fin de l’ouvrage, comme le générique d’un film.
Partie III : Le processus créatif de Stéphanie Lacombe
Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
La plupart du temps, c’est une image mentale qui me vient en premier. En d’autres termes, il faut que je puisse visualiser dans ma tête une photo potentielle pour lancer un projet.
Par exemple, pour La table de l’ordinaire, j’ai visualisé les familles à table, à la manière des peintres du Moyen Âge qui immortalisaient la vie des paysans dans leur maison, composée d’une pièce unique et d’un sol en terre battue.
Parfois, il m’arrive qu’un concept déclenche un projet. Par exemple, pour Ouverture exceptionnelle1 (2016), j’ai été attirée par les vitrines de magasins un peu vieillottes.
Ce projet raconte la désertification urbaine des villes qui se trouvent sur la diagonale du vide. On a fait ouvrir une vingtaine de commerces fermés depuis parfois 20 ans. J’ai fait poser les habitants à la manière de mannequins de vitrine, pour redonner vie à ces lieux abandonnés, le temps d’une séance photo.
Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?
Je construis ma photographie pour qu’elle soit lue en 2 temps.
Tout d’abord, elle se doit d’être lisible et compréhensible par tout le monde. Pas besoin de lire un pavé pour comprendre où je veux en venir. Ma photographie est directe et sans chichis, accessible à tous et non élitiste. C’est ça l’élément clef : la simplicité.
Pour arriver à cette simplicité, je réfléchis longuement à trouver la forme visuelle la plus adaptée. Celle qui permettra à mes images de se passer de mode d’emploi.
Ensuite, ma photographie doit permettre une seconde lecture, avec une portée symbolique qui peut amener le spectateur à une réflexion plus philosophique.
Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
Je ne pense pas en termes de photos individuelles mais en séries. De ce fait, une photo seule n’a pas grand intérêt pour moi. Sa valeur provient de l’ensemble de la série dont elle est issue.
De temps en temps pourtant, il m’arrive de créer une image qui à la fois a du sens et est belle. Comme ce jeune homme issu de Somme toute que l’on dirait sorti d’un film de cinéma, avec sa cigarette et son insolente jeunesse.
Je suis contente lorsqu’une image atteint une telle grâce visuelle. Mais ce n’est pas ce que je cherche à tout prix. Ce n’est pas ma démarche de faire du beau.
Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?
Pour moi, le beau n’est pas le reflet du vrai. Ma photographie est documentaire, le sens prime sur l’esthétique. La preuve, mes photos ne tapissent pas vraiment les murs des galeries.
En revanche, j’accorde de l’importance à la composition de mes images, que je pense comme un peintre naturaliste. Les yeux doivent circuler à l’intérieur du cadre, grâce à l’interaction entre les personnages, l’orientation des corps, la direction des regards, la position des mains. Des mains qui expriment la tension du corps et traduisent les émotions.
As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?
On dit souvent de ma photographie qu’elle est reconnaissable. Je suppose que ça vient de la cohérence de mes travaux. Même format, même lumière, même distance, et la plupart du temps, ce même point de vue frontale. Aussi, depuis le début je travaille avec un appareil moyen format.
Pour moi, on ne crée par un style photographique. C’est quelque chose qui s’impose à soi, qu’il faut ensuite dompter et affiner.
Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
Les deux.
D’abord, ma démarche est intuitive et instinctive lorsque surgit une idée de projet par l’apparition d’une image mentale dans ma tête.
Mais, je suis incapable de me lancer sans avoir défini intellectuellement ma démarche. Alors je me pose pour réfléchir à mon projet, je fais des recherches. Cette phase me prend plusieurs semaines, souvent plusieurs mois.
Par exemple, pour préparer Somme toute, j’ai rencontré beaucoup de monde. Cela m’a permis de comprendre que beaucoup de familles de la région font face à de graves difficultés, qu’elles soient d’ordre social ou économique.
Une phrase m’a particulièrement marqué. La plupart des collégiens n’ont jamais vu la mer. Alors qu’elle est seulement à 45 min. Le maire m’explique la situation. Il a mis en place des navettes à 1 euro, qu’il a dû stopper au bout de 2 ans. Personne ne les prenait. Dans cette ancienne cité ouvrière, les familles ne pensent pas à emmener leurs enfants à la mer.
Je suis touchée lorsque je rencontre ces gamins, animée d’un désir presque impérieux de faire quelque chose. Mais comment faire ?Comment aborder ce projet ? Je passe donc à une seconde phase : la recherche. Je me plonge dans les archives de la ville, rencontre les élus locaux, fréquente les bars, discute avec tous les gens que je croise.
En parallèle, je lis beaucoup. Des bouquins de géographes, d’urbanistes, de sociologues. Des romans, ceux de Nicolas Matthieu comme Leurs enfants après eux (2018) ou ceux d’Édouard Louis. J’écoute aussi des podcasts sur France Culture.
Pour chaque projet, j’essaie d’emmagasiner de la matière, que je digère avant d’entamer la phase de prise de vue, où je redeviens plus instinctive.
Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
Ma photographie est documentaire, pas poétique. Pourtant, les histoires qui légendent mes images la font basculer dans une autre dimension, plus émotionnelle, qui tend vers une sorte de poésie.
J’aime la complémentarité du texte et de l’image, la balance entre les deux. C’est ce qui m’attire dans le documentaire : la possibilité de secouer les esprits et éclairer les consciences, mais de le faire avec délicatesse.
En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?
Je suis fière de ce que j’ai mis en place, mes protocoles, mes démarches pour aller vers les autres, c’est une de mes forces, et je ne m’ennuie jamais.
Mais c’est un tel investissement humain ! Je prépare un projet pendant un an, je photographie deux mois, et à la fin, il me reste des histoires si lourdes qu’elles me plombent des semaines. Je passe la première allongée sur le canapé, à tenter de les digérer. Ce n’est pas facile de se détacher de telles rencontres. J’édulcore un peu les textes de mes photos car la réalité est souvent bien plus dramatique.
Pour respirer, je réalise des séries pour me faire plaisir au gré de déambulations, que je regroupe sous le nom d’Errance. Ça va de séries oniriques comme Sur la plus haute branche2 (2010) à de la photo de rue comme Kaky Glacé3 (2023) réalisée à Madagascar.
Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloquée sur le plan créatif ?
Le doute fait partie de la création, j’ai appris à vivre avec. Le questionnement est permanent, jusqu’au moment où je me dis : oui c’est ça, c’est là qu’il faut aller. Lorsque j’en suis persuadée, je peux convaincre la Terre entière.
Avant d’y arriver, c’est un long chemin. J’échange avec des photographes, des amis artistes, et mon compagnon, qui passent tous par ces phases de doute.
Même lorsque je suis convaincue du projet et de sa faisabilité, le doute est permanent, je ne suis sûre de rien tant que je n’ai pas fait l’image qui va donner le « la » à ma série.
À ce titre, mon projet Somme toute est éloquent. Après les 45 premières images pré-éditées, je me dis que ce n’est pas bon, l’impression de tourner en rond, d’être loin de ce dont je suis capable. Je montre mon travail à des gens que j’estime. Ta série est cohérente, ils me disent. Je suis rassurée.
Par le passé, je me suis déjà entêtée parce que j’en étais vraiment convaincue. Par exemple, lorsque j’ai commencé à parler de La table de l’ordinaire, mon entourage n’y voyait pas beaucoup d’interêt.
Généralement je fais confiance aux regards extérieurs du fait de la distance émotionnelle que je n’ai pas. Car lorsque je regarde une planche contact après la prise de vue, je suis déçue. C’est tellement en-deçà de l’émotion qui m’a traversée lorsque j’ai photographié. Faut du temps pour se détacher de ce que l’on a ressenti. C’est pourquoi je me remets le plus souvent à l’opinion des gens qui comptent pour moi.
Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?
C’est dur pour moi de dire qu’un projet est terminé. D’autant que je suis gourmande avec mes séries, ce sont souvent de grandes séries, en moyenne 50 photos. J’ai besoin de pas mal de matière pour m’assurer que je ne fais pas fausse route.
Une fois rassurée, je suis lancée, et je veux revenir sur le terrain, encore et encore, je ne peux plus m’arrêter.
Par exemple, le dernier jour du projet Somme Toute, je suis prête à rentrer à Paris, toutes mes affaires sont déjà chargées dans la voiture. Je m’apprête à monter quand passe une femme. Je la reconnais, c’est Marjorie, je veux la photographier depuis près d’un an. Jusqu’à présent, elle s’est toujours désistée, mais aujourd’hui, elle m’invite chez elle.
Ni une ni deux, je ressors le matériel. C’est là que je ferai cette photo. Marjorie qui donne le biberon à son bébé sur le seuil de la porte. À ses côtés, son mec qui fume une clope, ses enfants et des poubelles pleines.
C’est bon là, je peux rentrer à Paris.
Sauf qu’au moment de monter dans ma voiture, je vois une majorette avec son père. Évidemment j’ai envie qu’ils posent pour moi. Mais je n’y vais pas, mon projet s’arrête là, je reprends la route, et tout le trajet, je regrette mon choix.
Je pense encore à cette majorette…
Conclusion
Connaissiez-vous le travail de Stéphanie Lacombe ? Laissez vos impressions en commentaire, c’est toujours chouette de vous lire.
Pour aller plus loin
Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir Stéphanie Lacombe et son travail.
- Visiter son site internet.
- Suivre son Instagram en cliquant sur sa tête.
- En savoir plus sur Ouverture exceptionnelle ↩︎
- En savoir plus sur Sur la plus haute branche ↩︎
- En savoir plus sur Kaky glacé ↩︎
Poursuivez votre lecture avec une autre entrevue : Dans la tête d’Elie Monferier.
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42 réponses sur « Dans la tête de Stéphanie Lacombe »
Merci Antoine pour cette belle découverte.
Suite à ton article j’ai visionné la série entière À la table de l’ordinaire sur le site de Stéphanie et quelle claque!
Quand je les regarde, j’ai l’impression d’avoir des petits bouts de réels devant moi avec tout ce que cela comporte de tendresse, d’humour, de solitude, d’habitude.
Je me demande comment elle fait pour faire oublier à ce point la caméra.
Un grand bravo pour ton travail Stéphanie, si tu lis ce commentaire.
Tu devrais la contacter sur Instagram, je suis certain que cela lui ferait plaisir de recevoir ce message.
Merci Yvan, à bientôt.
Travail photographique captivant. Article passionnant.
Et découverte supplémentaire : Winterreise de Luc Delahaye… Terrifiant.
Que du bon.
Merci Thierry. Même sentiment pour moi concernant Winterreise de Luc Delahaye.
PS : Le livre est aujourd’hui épuisé. Mais un abonné l’a trouvé sur ebay à un prix raisonnable.
Bravo Antoine, excellent article !
Immédiatement en découvrant ce travail j’ai pensé à roman Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Stéphanie Lacombe en parle et son travail photographique l’illustre.
Stéphanie a-t-elle publié des livres en dehors de Jusqu’à la source à venir ?
Merci Arsène.
Un petit carnet a été édité suite au projet Hyper Life. Il a été édité par Diaphane Éditions. Vous pouvez le retrouver ici.
Antoine, un grand merci pour la mise en avant de cette formidable photographe.
Je retiens la grande simplicité et le partage d’émotions qu’elle sait transmettre.
Nous attendons la parution d’un livre avec impatience.
Merci Christian.
Encore un article passionnant du photographe pas si minimaliste que ça. Bravo Antoine!
Je connaissais un peu le travail de Stéphanie Lacombe grâce à un article publié l’an dernier dans LIKE, la très belle revue de photographie. Mais habitant en Californie, je n’avais pas vraiment eu l’occasion de me plonger dans son travail. C’est maintenant chose faite, puisque je viens de passer des heures (vraiment, des heures !) sur son site à éplucher chacune de ses photos en grand détail.
Il en ressort que Stéphanie Lacombe non seulement prépare énormément chaque projet (un an de recherche pour deux mois sur le terrain) mais son talent ne s’arrête pas là. Techniquement, elle assure plus encore qu’on ne croît au premier abord. Ses photos ne sont peut-être pas aussi flashy que celles de Stéphane Lavoué, un autre photographe que j’ai découvert grâce à Antoine, mais quand on regarde ses photos en détail, on voit qu’il y a beaucoup de travail au niveau de la composition, de la lumière, de la mise en scène.
Son travail à Flixecourt, cette ville post-industrielle de la Somme, est remarquable à cet égard. Il y a un niveau de détail très impressionnant dans ses photos, et c’est ça qui fait la différence au niveau ethnographique (comme quoi le moyen format a ses avantages, mais nous ne sommes pas sensés parler matériel sur le blog d’Antoine, alors passons bien vite, bien que Stéphane Lavoué ait bien parlé de son passage traumatisant du Leica au Hasselblad…)
Les éclairages dans sa série Déconnexion ? Spectaculaires. Et quel humour! Sans compter la patience qu’il faut pour faire de telles mises en scènes.
Sa série la plus onirique, Sur la plus haute branche, nous prouve également que son travail ne s’arrête pas à la prise de vues, loin de là. Il y a beaucoup de créativité au niveau des tirages, elle met des techniques très sophistiquées au service de sa vision très personnelle.
Je note toutefois une certaine réticence quant à la beauté en photographie (ou à la beauté de la photographie?).
Elle dit : “Pour moi, le beau n’est pas le reflet du vrai. Ma photographie est documentaire, le sens prime sur l’esthétique. La preuve, mes photos ne tapissent pas vraiment les murs des galeries.” Par contre Stéphane Lavoué lui affirme : “Je considère la photo comme un médium avant tout plastique qui doit transmettre de la beauté. J’ai besoin que la photo soit belle, je ne transige pas sur ce critère, j’élimine les maillons faibles.”
Deux visions, par deux très grand.e.s photographes. Et encore deux excellents articles d’Antoine, qui nous forcent à réfléchir sur notre pratique individuelle.
Merci Victor pour ce commentaire presque aussi long que l’article lui-même.
Tout en étant très pertinent et même drôle. Quel talent!
Une nouvelle fois merci pour le travail fourni et la découverte.
C’est toujours un grand plaisir de te lire, Antoine.
Merci Christophe, à bientôt.
Merci Antoine pour ce texte, d’avoir été dans le détail, c’est très inspirant.
Merci Romain.
Mais tellement ! Je suis littéralement tombé sous son charme, j’avoue.
Ses photos m’ont touché. Très agréable de discuter avec elle, vivement le bouquin.
Magnifique article et magnifique découverte. Généralement, je ne suis pas fan de ce type de photographie documentaire, mais dans le cas de Stéphanie Lacombe, tout est limpide et cohérent. C’est intellectuel mais tellement sincère que c’est hyper compréhensible. Le tout avec énormément de sensibilité.
Chapeau Antoine, chapeau Stéphanie !
Merci David.
Je partage pleinement votre avis sur le travail de Stéphanie Lacombe et remercie Antoine d’avoir attiré mon attention sur cette artiste.
Je ne connaissais pas le travail de Stéphanie Lacombe. C’est un bonheur de l’avoir découverte, grâce à vous. Encore une fois, je vous remercie pour la qualité de votre travail.
Merci Alain.
J’ai tout lu. Avec avidité. Il ressort que Stéphanie Lacombe a une excellente lecture d’elle-même, de son travail et des raisons qui la poussent. Sa démarche, cette approche réfléchie, construite, représente un pan important de ce qui m’intéresse dans la photographie. J’ai donc adoré.
Les légende écrites par la photographe viennent vêtir d’une lecture plus poétique l’âpreté de ces vies difficiles. Et ce corpus photographique qui dépasse l’intention de l’auteur à mesure qu’il chemine dans notre esprit – la description qu’en fait l’autrice est si cohérente et parlante, que cette lecture m’a vraiment beaucoup plu.
Un grand merci Antoine pour cet entretien et cette découverte.
Jolie critique à laquelle je souscris.
Je suis d’autant plus content que vous ayez découvert le travail de Stéphanie.
Merci Axel.
Vos reportages font mouche… car très rares. Expliquer, laisser parler ces artistes de leurs photos, peu le font sans élitisme, en toute sincérité comme vous.
Vous lire, c’est prendre des leçons de vie.
Bravo
Tout simplement merci, vous allez me faire rougir Bernard.
J’ai toujours du mal à me mettre à la lecture de ce genre d’article.
Mais une fois que je commence, je suis scotché jusqu’à la dernière ligne.
Merci
Content que l’effort ait payé, une fois de plus 😉
Meric Alain.
Comme toujours, tes articles sont fascinants. Je commence à manquer de superlatifs!
J’adore le travail de cette photographe que je ne connaissais pas, sa recherche incessante.
J’apprécie aussi la simplicité pudique de ses textes.
Oh, merci Francine, ça me touche.
“La simplicité pudique de ses textes”, c’est une jolie formule, très juste.
Merci pour ton soutien.
Merci de ce fort partage artistique et humain et quel bonheur de découvrir et suivre le parcours de cette talentueuse photographe!
C’est un plaisir. Merci Alexandra.
Comme toujours, l’article est riche et très intéressant. Je ne connaissais pas cette photographe et tu m’as rendu fan.
Bravo et merci de nous apporter cette fraîcheur culturelle photographique. J’ai toujours plaisir à lire tes articles.
Merci Blandine. Et je suis toujours ravi de te compter parmi mes lecteurs assidus!
Magnifique article. Merci de m’avoir fait découvrir le formidable travail de cette photographe. J’adore!
Merci !
Super article ! Elle le mérite, je l’ai rencontrée, vu son expo, c’est du très bon travail!
Merci Lionel. Peut-être as-tu ressenti la même chose que moi, Stéphanie semble être une personne vraiment sympa.
Merci pour cette nouvelle belle découverte, toujours du bonheur, encore de la vraie vie et c’est ça qui est bon.
Merci Bruno.
Encore un article et une artiste qui me fait me sentir tout petit mais aussi très chanceux de ce que je possède dans la vie.
Merci Antoine, merci Stéphanie.
Oh les jolis mots, merci Camille, à très vite.
Superbe article.
Je suis très touchée par le plein d’humanité de la photographie et des descriptions de Stéphanie Lacombe.
Cela me donne envie de la connaître et m’inspire beaucoup.
Merci Simone pour votre joli message.