Dans la tête d'Aglaé Bory
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Photographie documentaire

Dans la tête d’Aglaé Bory

Entrez dans la tête de la photographe Aglaé Bory, au plus près de son travail, de ses goûts, de ses influences et de son processus créatif.

Temps de lecture : 24 min

Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevueDans la tête” ?

Les réponses sont rédigées par Aglaé Bory elle-même.

Sommaire

Qui est Aglaé Bory ?

Aglaé Bory est née en 1978 à Colmar et vit aujourd’hui en région parisienne. Elle est diplômée de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles.

Lauréate de plusieurs prix photographiques, son travail a été présenté lors de nombreuses expositions collectives et personnelles et fait partie de différentes collections régionales et nationales. En 2022, elle fait partie des photographes sélectionnés pour la grande commande de la BNF avec L’Art en jeu, un travail documentaire sur les pratiques artistiques de la jeunesse.

En savoir plus sur la grande commande de la BNF : Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire

Ses principaux projets photo

Corrélations (2006-2010)

Corrélations est une série d’autoportraits avec ma fille réalisés sur plusieurs années quand elle était enfant, entre 2006 et 2010.

Aglaé Bory - Corrélations
Aglaé Bory – Corrélations

Pour devenir mère tout en continuant à être photographe, j’ai ressenti le besoin de photographier cette relation, ce lien ambivalent.

Le dispositif fut très inspirant. Le fil du déclencheur à distance, connecté à l’appareil photo, permettait de relier notre duo au regardeur et de lui indiquer sa place d’invité. Ce fil symbolisait également le lien qui me relie à ma fille.

Aglaé Bory - Corrélations
Aglaé Bory – Corrélations

À cette époque, on ne parlait pas de la maternité, du désir ou non d’enfant, de la charge mentale. Tout cela était relégué à la sphère personnelle et n’était pas un réel sujet de société.

Aglaé Bory - Corrélations
Aglaé Bory – Corrélations

J’avais décidé à cette époque d’en faire justement un sujet photographique, en réalisant ces sortes de tableaux dépeignant l’ordinaire de la vie quotidienne tout en explorant le vertige de lien.

Aglaé Bory - Corrélations
Aglaé Bory – Corrélations

Ce travail a été déterminant, manifeste en quelque sorte. Grâce à lui, j’ai édité mon premier livre et j’ai fait mes premières expositions. J’ai remporté deux prix : KL Photo Awards et Terry O’Neil Award.

Voir le livre ‘Corrélations’ publié chez Trans Photographic Press

Les Invisibles (2016)

Les Invisibles est une série de photographies réalisée à Calais, dans ce qu’on nommait la Jungle. Ce fut mon premier travail sur l’exil, thème qui continue à m’occuper jusqu’à aujourd’hui.

Pendant quelques années, ce bidonville a abrité des milliers d’exilés dans les dunes de Calais, à proximité du port.

En 2016, sur une invitation de l’association Derrière les Oeuvres, et au profit de l’Auberge des Migrants de Calais, je me suis rendue à plusieurs reprises dans ce campement pour y faire des portraits et photographier les lieux, juste avant son démantèlement.

J’ai rencontré et photographié des personnes qui vivaient dans ce camp dans une extrême précarité, malgré l’inventivité féconde et la solidarité remarquable de différentes associations qui leur venaient en aide.

Odyssées (2018)

En 2018, le Festival Le Goût des Autres du Havre m’a invité à réaliser un travail photographique sur l’exil dans la ville.

En partenariat avec des associations locales et des centres d’hébergement, j’ai suivi plusieurs personnes en situation d’exil, demandeurs d’asile ou réfugiés, le plus souvent en attente de statut.

À travers cette succession de portraits et de paysages, j’ai voulu créer une correspondance entre cet espace émotionnel et les paysages dans lesquels ces personnes évoluent afin de rendre perceptible ce sentiment d’exil et d’attente.

J’ai réalisé un large corpus de photographies et de vidéos pour créer un film photographique de 40 minutes, intitulé Odyssées, projeté en live avec le groupe de musique Magnetic Ensemble lors du festival, en janvier 2019.

En 2020, j’ai extrait de ce corpus une série d’images qui a remporté le Prix Caritas de la Photo Sociale.

Voir le livre ‘Odyssées’ publié chez Filigranes Éditions

Ici Ailleurs (2023)

Ici Ailleurs est un travail photographique sur la ville de Mulhouse, réalisé en 2023 dans le cadre d’une résidence de création à La Filature.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

Ce travail avait débuté en 2021 lors d’une première invitation de La Filature à réaliser des portraits des habitants de la ville.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

Durant ce deuxième volet, j’ai continué à photographier les habitants de Mulhouse pour créer une communauté de visages et de regards qui dessinent en creux la ville. Ce travail a été exposé dans la galerie de La Filature la même année, dans le cadre des 30 ans de la Scène Nationale.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

Un été au Val-Fourré (2024)

En 2024, j’ai réalisé un travail photographique dans le quartier du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie, dans le cadre d’une commande de l’Etablissement Public Foncier.

Aglaé Bory - Un été au Val-Fourré
Aglaé Bory – Un été au Val-Fourré

J’ai réalisé des portraits et des paysages au sein de ce quartier populaire fortement peuplé en pleine transformation urbaine. Les grands ensembles sont repensés pour désenclaver ce quartier aux problématiques sociales nombreuses et complexes.

J’ai fait ces photographies pendant l’été et ses fortes chaleurs, entre les deux dalles bétonnées qui circonscrivent la vie de milliers d’habitants.

Aglaé Bory - Un été au Val-Fourré
Aglaé Bory – Un été au Val-Fourré

Partie I : Zoom sur un projet photo d’Aglaé Bory

Parle-moi d’un de tes projets : Ici Ailleurs

J’ai hésité entre Corrélations et Ici Ailleurs, deux travaux très différents par leur sujet.

Corrélations car c’est un projet qui m’a véritablement permis de « devenir » photographe. Mais je choisis finalement de parler d’Ici Ailleurs car c’est un travail récent dont les axes d’exploration continuent de m’occuper aujourd’hui.

C’est une série de portraits réalisée à Mulhouse dans le cadre d’une résidence de création de La Filature, scène nationale qui possède une galerie photo.

J’avais réalisé un premier volet de portraits en 2021. Nous sortions à ce moment là de la crise sanitaire et de la série de confinements qui avait mis le pays à l’arrêt et maintenu les théâtres fermés. La Filature avait souhaité renouer avec le public, avec les visages sans masque. Elle avait invité trois photographes (Léa Crespi, Franck Christen et moi-même) à venir faire des portraits. Je devais pour ma part photographier des gens dans la rue. Les 60 portraits issus de cette commande avaient été exposés hors les murs, dans les dispositifs d’affichage publicitaire, mis à disposition pour l’occasion.

Deux ans plus tard, La Filature m’a proposé de continuer le travail que j’avais initié, sur un temps de résidence plus long. 

Mulhouse est une ville traversée par des problématiques sociales, dans une alternance de quartiers abîmés par la désindustrialisation et le chômage, et de quartiers au renouveau urbain. C’est une ville très cosmopolite, faite de différentes communautés établies depuis de longues années et dont la jeunesse constitue une grande partie de la population.

Je suis restée 5 semaines à arpenter cette ville à la rencontre des gens qui y vivent.

Il a d’abord fallu que je cartographie la ville, que je comprenne comment elle était faite, ses axes de circulation, ses différents quartiers.

J’ai roulé et marché longtemps pour pouvoir m’en faire un plan global. J’observais comment la lumière tournait aux différentes heures, où se trouvaient les reliefs, les espaces intermédiaires, les terrains vagues, les tours des quartiers populaires.

Je suis née et j’ai grandi à Colmar, à 40 km de là, mais je connais mal Mulhouse. Pourtant il y a là quelque chose de familier qui me plongeait dans un léger vertige mélancolique.

Ce fut un travail à la recherche de l’autre. Un peu de moi aussi. Je faisais des portraits de gens dans la rue, que j’arrêtais et à qui je demandais de poser. Je les photographiais à l’endroit où je les rencontrais, en les installant dans la lumière et les lignes dessinées par les éléments urbains, dirigeant leurs regards et l’inclinaison de leur corps.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

Je me tenais devant eux, à les regarder, à les photographier mais je leur demandais de faire comme s’ils étaient seuls avec eux-mêmes. Leur regard hors cadre était posé sur la ville qu’on devinait presque sans la voir, juste par petits bouts, de murs, de coins de rue. J’ai passé des jours à errer dans les rues, passant de quartiers en quartiers me demandant si c’était là que je devais être à cet instant, ou bien ailleurs ? Où la ville est-elle ? Où la vie a-t-elle lieu ? Où la rencontre va-t-elle se produire ? Que se passe-t-il quand je décide de photographier telle ou telle personne ? Une allure, une dégaine, le langage du corps, le regard, le rythme, le style, la présence. Toutes ces questions me traversaient pendant ce temps de travail.

Leur regard tourné vers l’ailleurs ouvraient en moi le désir de faire un autre portrait pour passer une sorte de relai imaginaire. Je voulais constituer une communauté de visages, de présences et de regards absorbés qui créent des sortes de discussions silencieuses.

Dans ce travail, l’image opère comme le lieu de la rencontre par la convergence des regards. Ce qui se passe à l’intérieur de l’image est important, mais ce qu’on ne voit pas, c’est à dire cet ailleurs vers quoi les gens regardent et dont ils semblent nous indiquer le chemin, l’est tout autant. C’est le lieu de la rencontre, qui réunit le photographe, le sujet photographié et le spectateur.

Ce hors-champ qu’ils contemplent, c’est aussi la ville de Mulhouse qui est là forcément parcellaire, esquissée.

« Ici » c’est Mulhouse, c’est le temps circonscrit du travail en résidence, c’est le hasard de la rencontre qui croise nos chemins, c’est l’évidente présence des gens photographiés, c’est notre interaction, ce moment partagé, la brève relation de confiance qui s’installe.

« Ailleurs », c’est la ville hors-champ, c’est le for intérieur, c’est la présence qui échappe, le regard qui fuit. C’est la migration des corps et des pensées, l’exil – qu’il soit physique ou intime – et ce qui en nous demeure insaisissable.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

De ce temps de résidence, j’ai sélectionné 80 portraits qui ont été exposés à la galerie de La Filature de septembre à novembre 2023. Nous avions invité les personnes que j’avais photographiées à l’inauguration de l’exposition. Beaucoup sont venues et c’était la première fois que je vivais une telle expérience. Ils étaient présents deux fois. Dans la salle et sur les murs. Une foule bigarrée de gens dont j’avais croisé le chemin et qui se retrouvaient liés les uns aux autres par ce seul fait.

La mise en correspondance des images réalisée lors de l’accrochage a permis de créer un portrait esquissé de ville qui mettait en lumière ces quelques vies singulières.

Raconte-moi une photo de ce projet

Chaque portrait de cette série est lié à un souvenir particulier, à une rencontre dont je me souviens.

 J’ai choisi un portrait d’un jeune garçon assis par terre.

Aglaé Bory - Ici Ailleurs
Aglaé Bory – Ici Ailleurs

On est en mai, le garçon s’appelle Salah, il a 13 ans. Il sortait d’un cours de sport du collège avec deux amis de classe, dans le quartier populaire Drouot. Après leur avoir expliqué le projet et ma démarche, je leur ai demandé s’ils accepteraient que je les photographie.

J’ai fait d’abord des photos d’eux ensemble. Il faisait très chaud ce jour-là, Salah jeûnait, nous étions pendant la période de ramadan. Il a eu besoin de s’asseoir. Je lui ai proposé de l’eau, il a refusé. On est resté un moment assis par terre. Silencieux. J’étais un peu inquiète pour sa santé. Il m’a dit qu’il avait l’habitude, que ça allait passer. 

Quelque chose s’est ouvert dans son regard qui est devenu plus profond. Il regardait loin. 

Son bonnet noir sur la tête accentuait la présence de son visage et de ses yeux. J’étais frappée par sa présence. J’ai fait la photo. Le mur rose et bleu pastels (typique de certains quartiers de Mulhouse), son bonnet ressemblant à un bonnet de bain, confère à l’image une ambiance presque balnéaire, dans la ville de France la plus éloignée de la mer.

Pour la partie technique : pour ce travail, j’ai utilisé un Fuji GFX que Fujifilm m’avait prêté pour que je l’essaie sur un temps long. Je retrouvais avec cet appareil le moyen format que j’utilisais en argentique. J’étais très heureuse des sensations au moment de la prise de vue et de la qualité de l’image. De temps en temps, il faut changer de matériel (je l’ai acheté quelques semaines plus tard). J’avais un plaisir augmenté, renouvelé, à faire des photographies avec cet appareil.

Partie II : Les goûts et les inspirations d’Aglaé Bory

Un album que tu as beaucoup écouté

Adolescente : Blue Valentine (1978) de Tom Waits.

Adulte : Sometimes I Wish We Were an Eagle (2009) de Bill Callahan (surtout le morceau Jim Cain pour lequel j’ai une passion).

 Écouter ‘Blue Valentine’ sur Spotify ou Deezer

 Écouter ‘Sometimes I Wish We Were an Eagle’ sur Spotify ou Deezer

Un roman qui a éveillé quelque chose en toi

Les livres de Marguerite Duras : L’Amant (1984), La vie matérielle (1987), La Douleur (1985)… Ils ont ouvert quelque chose de précieux en moi à la fin de l’adolescence. Ce fut une trouvaille. La beauté de l’énonciation.

Un film dont tu te sens proche

Still Life (2007) de Jia Zhangke.

La beauté de la lumière, la lenteur des plans, l’articulation entre visible et invisible.

➜ Voir Still Life sur Allociné

Où trouves-tu l’inspiration ?

Dans la littérature, les textes de penseurs. Les mots sont très importants pour moi. Ils ouvrent mon espace intérieur et me donnent envie de faire. La force évocatrice des mots et la puissance de l’énonciation sont des sources essentielles de mon travail. J’y trouve à la fois une inspiration et une validation intellectuelle de mes intuitions.

J’adore écouter des émissions de radio, des entretiens et écouter les gens qui ont des choses à dire. Leur parole est très inspirante.

Evidemment avec le travail des photographes que j’aime. Mais quand j’élabore un travail, je me tourne vers les mots plutôt que vers les images.

Les photographes qui t’inspirent

Il y en a beaucoup, en voici quelques-uns dans le désordre :

Claudine Doury, Stéphane Duroy, Mathieu Pernot, Rineke Dijkstra, Seydou Keïta, Paul Graham, Diane Arbus, Mary Ellen Mark, Sophie Calle, Taryn Simon, Moira Ricci.

Claudine Doury

Stéphane Duroy

Mathieu Pernot

Mathieu Pernot
Mathieu Pernot

Rineke Dijkstra

Seydou Keïta

Paul Graham

Paul Graham
Paul Graham

Diane Arbus

Mary Ellen Mark

Sophie Calle

Sophie Calle - L'hôtel
Sophie Calle – L’hôtel

Taryn Simon

Taryn Simon - The Innocents
Taryn Simon – The Innocents

Moira Ricci

Moira Ricci
Moira Ricci

Un livre photo sur lequel tu reviens souvent

Quatre parmi tant d’autres, difficile de choisir :

  • Unknown (2007) et Unknown 2 (2017) de Stéphane Duroy, publié chez Filigranes. Tout est magnifique. J’aime tout de ce photographe. Il revisite son travail dans le deuxième ouvrage d’une façon magistrale.
  • Photographies Bamako, Mali 1948-1963 (2011) de Seydou Keïta, publié chez Steidl. Pour la profondeur de ses portraits qui opèrent sur moi une fascination par leur étrange présence. Ceux de Richard Avedon dans In the American West me font le même effet.
  • The Photobook : A History (2004) de Martin Parr & Gerry Badger, publié chez Phaidon, parce que cet index de livres photographiques fait rêver.

Partie III : Le processus créatif d’Aglaé Bory

Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?

J’ai souvent d’abord une idée de sujet et je cherche ensuite la forme qui me permettra de traiter le sujet de façon la plus juste ou la plus pertinente en me documentant.

Souvent ce sont des mots, qui permettent de faire un lien entre les idées et les images qui inspirent une série de photographies.

Mon travail fonctionne uniquement en séries. J’ai besoin de cette exploration pour créer un récit, pour créer du sens, les images remplaçant les mots. J’aime juxtaposer les images, les faire dialoguer en les reliant les unes aux autres.

Je ne pourrais pas travailler sans cette dimension de sérialité.

Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?

Mes projets relient les paysages et les humains, qui sont au centre du dispositif. 

J’aime photographier les gens, aller à leur rencontre. Donc la dimension sociale, sociétale, est importante dans le choix de mes sujets. J’ai besoin de trouver une forme, un dispositif qui va me servir à véhiculer la précision de mon regard sur ce sujet.

Parfois cela répond à une nécessité, dans une connexion plus personnelle, comme dans Corrélations ou Intérieurs. La série Corrélations est partie d’une situation personnelle, intime dont je me suis dégagée formellement pour faire entrer une réflexion plus large, plus universelle sur la maternité, sur le lien à l’enfant et la place qu’il prend. Sur le processus de création aussi. 

Le sujet doit me nourrir et être nourri par beaucoup de choses.

Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?

Faire une série de photos qui crée du récit, une circulation, est pour moi le moteur de ma recherche. J’aime que les images fassent voir mais aussi qu’elles disent quelque chose. Elles fonctionnent donc les unes avec les autres, se répondent. J’ai beaucoup travaillé sur la notion de paysage-composé, de panorama, et j’articule souvent les espaces physiques et métaphoriques.

Je ne travaille jamais en images seules, sauf pour les portraits de commandes. Les photographies s’inscrivent toujours dans mon travail dans une sérialité qui les met en correspondance. C’est comme une façon d’écrire.

Je suis très admirative des photographes qui posent leur regard sur le monde qui les entoure dans un processus permanent. J’ai besoin pour ma part de construire la rencontre, de choisir le cadre et d’y user d’une certaine durée et d’une contemplation.  La photographie est pour moi une fenêtre sur le monde. Et j’aime particulièrement regarder par la fenêtre et y observer les paysages changeant avec la lumière.

Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?

La beauté est quelque chose de mystérieux. En photographie, pour moi elle n’a pas de lien direct avec la beauté « objective » des visages ou des lieux. Elle réside pour moi dans une forme d’authenticité ou de sincérité de la présence, particulièrement quand je photographie des gens. 

La beauté peut se trouver dans des environnements ou des visages abîmés. Souvent je me dis intérieurement face à un paysage « c’est moche mais c’est beau ». Il y a de la beauté dans la laideur. Elle a à voir avec la justesse de la présence. La lumière joue un grand rôle. C’est elle qui crée le sens du regard, qui donne au sujet l’épaisseur de sa présence et qui donne la tonalité de l’émotion.

Je suis à la recherche de la bonne distance pour faire apparaître la qualité de présence au monde qui doit ouvrir sur un espace situé hors du cadre.

C’est dans la circulation entre cet ailleurs et la présence effective de ce qui est gardé dans le cadre, que se situe pour moi la beauté. Quand je sens qu’on atteint une rive invisible, qu’on ouvre une porte.

As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?

J’ai certainement un style photographique, que je préfère nommer écriture photographique. Je la trouve assez ténue. « Ténu » est un mot qui me plaît.

Mon écriture fait partie d’une plus large famille d’écriture photographique, qui place le regard et la présence de l’autre au centre du champ.

Le concept d’« absorbement » pour atteindre une certaine intériorité habite mon écriture tout comme un goût pour la contemplation.

J’aime l’articulation puissante de l’instant et la durée qu’ouvre l’image fixe. Et c’est cette fascination de cette capacité de la photographie à se remplir qui habite mes photographies.

J’ai compris que le photographe se raconte autant que son sujet. Je me suis rendue compte que je cherche un peu tout le temps la même chose dans mes différents travaux photographiques. Ces obsessions finissent par façonner une écriture.

Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?

Cela se situe entre les deux.

Il y a forcément quelque chose d’intuitif, qui surgit comme une lumière et qui met la curiosité en marche et surtout le désir de faire.

La prise de vue elle aussi fonctionne de façon intuitive quand je tourne autour du sujet, que je cherche l’angle, le cadrage. C’est l’œil qui décide, qui voit et qui sait.

Je me souviens que pour Au loin, nos paysages (2011/2012), un travail sur l’horizon, je n’arrivais pas à photographier les paysages au format horizontal, j’avais l’impression désagréable qu’il ne se passait rien, que je ne voyais pas.

J’ai alors tourné le dos film de mon appareil pour le mettre en position verticale, et ça a tout changé. Ça m’a débloquée. J’ai compris que la verticalité donnait à voir le regard lui-même, puisqu’elle émane de notre station debout en tant qu’humains bipèdes.

Des années plus tard, j’ai découvert dans une émission de radio Michel Collot avec La Pensée-paysage (2011), publié chez Actes Sud. Il disait magnifiquement ce que j’avais intuitivement vécu. Il venait valider mes intuitions. Ça a été un choc. Comme une rencontre.

J’ai besoin de formuler, de comprendre ce qui m’intéresse et me met en mouvement.

Je lis, je me documente. Je note des mots, et j’ai très vite besoin d’un titre, pour suivre un fil et élaborer un récit. Pour créer une évocation en moi qui m’aide à avancer.

Comme pour Mers Intérieures, qui est la définition d’une mer fermée, et qui m’a donné envie d’aller sur les bords de la mer de Marmara et de la mer Noire. C’est avec ces deux seuls mots et leur résonance symbolique que j’ai eu envie de partir.

Le premier titre est souvent le bon. L’intuition et la formulation se trouvent souvent assez bien.

Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?

Mon approche se définit comme une articulation entre documentaire et fiction. Fiction, car je fais poser les gens que je photographie et que je leur demande de jouer leur propre rôle. Documentaire, car je photographie leurs territoires dans leur pleine réalité.

Je crois que je suis assez loin de la poésie abstraite. Même si la poésie se loge pour moi dans le réel, dans la banalité et l’ordinaire qui grâce à l’image photographique devient un fragment précieux.

En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?

C’est drôle cette idée de voix pour parler du regard, j’aime bien. Les deux sont effectivement reliés.

Je suis la photographe que je suis et je ne peux pas en être une autre même si parfois j’ai eu et j’ai encore cette envie. Les photographies sont des fenêtres mais aussi des miroirs. Parfois on peut avoir envie de changer de tête, de changer de regard, de façon de voir les choses et de les retranscrire en image. Mais il est assez vain de vouloir transformer sa voix. Il faut souvent l’ajuster, la retravailler pour faire en sorte qu’elle sonne plus juste.

Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloquée sur le plan créatif ?

Lorsque je doute, je lis, j’écoute ce que font les autres. Écrivains, auteurs, penseurs, musiciens (au féminin et au masculin).

Je vais voir des films et des expositions et je me laisse traverser par les questions que ces œuvres posent, par leur souffle.

Je renoue avec ce qui fait sens pour moi. Je me nourris des autres et leurs pensées et leurs créations vont venir mettre du vent dans mon élan et se sédimenter dans mon regard. J’adore créer des passerelles entre mon travail et celui des autres.

J’aime l’idée que nous sommes augmentés par les autres. Les artistes sont là pour susciter le désir de faire. C’est quelque chose qui se transmet de façon assez puissante.

Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?

Un projet me semble terminé quand j’estime que suffisamment de choses sont explorées et dites. Quand j’ai l’impression de me répéter. Quand j’ai le sentiment de moins bien voir aussi. 

Mais je suis très souvent traversée par la sensation de l’image ou des images manquantes, ce qui rend la fin difficile à déterminer.

C’est la part de doute liée aussi au fait que le sujet peut se dérober sans que nous sachions qu’il se dérobe. Il faut le débusquer mais je ne sais pas toujours l’ampleur de ce qu’il y a à trouver. Il faut chercher, arpenter sans toujours savoir où aller.

Parfois un projet est terminé car le temps alloué arrive à son terme et il faut accepter cette contrainte de temps. Le travail en résidence par exemple détermine le temps consacré. Et le travail est le résultat de ce qui a été possible de faire dans ce temps donné.

Parfois aussi le sujet est reconvoqué plus tard, on y retourne. 

Je pense finalement que l’ensemble des projets font partie d’un tout qui constitue une seule et même exploration. Le cheminement d’un regard. Et que cela occupe toute une vie.

Pour aller plus loin

Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir Aglaé Bory et son travail.

  • Entretien sur France Culture :

Dans cet épisode d’Affaires Culturelles, Aglaé Bory revient sur son parcours et son rapport à la photographie. Elle y évoque son goût pour les portraits et les paysages, entre documentaire et fiction, et son intérêt pour l’exil et l’identité.

Écouter l’émission de France Culture (55 min)

  • Entretien sur TV5 Monde :

Aglaé Bory évoque son projet Odyssées, où elle photographie l’attente des migrants au Havre, entre immobilité forcée et quête de reconstruction.

Regarder l’entretien sur TV5 Monde (6 min)

  • Des films sur le processus créatif d’Aglaé Bory :

On suit Aglaé Bory au travail dans le cadre de la résidence d’artiste en 2021 organisée par le Festival Photo La Gacilly sur le thème Ruralité(s). Une vidéo a particulièrement retenu mon attention, celle où Aglaé, accompagnée de la curatrice Stéphanie Retière-Secret, construit et met en forme la série.

Regarder Aglaé Bory construire une série (26 min)

  • Suivre son Instagram en cliquant sur sa tête
© Jean-François Robert 

Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, pensez à le partager pour lui donner un coup de pouce et ainsi faire connaître le travail d’Aglaé (et le mien). Vous pouvez aussi me laisser un petit mot en commentaire, c’est toujours chouette de vous lire.

Poursuivez la lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de Celine Croze

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18 réponses sur « Dans la tête d’Aglaé Bory »

Tout d’abord merci, c’est à chaque fois une telle ouverture, parfois jusqu’au vertige !

J’avais découvert le travail d’Aglaé Bory à la Gacilly et tout de suite il m’a beaucoup touché.

Ce long article m’emmène à mettre des mots sur ma propre pratique – amateure – un peu désordre.

Mon travail fonctionne uniquement en séries.”

Cette phrase me fait beaucoup penser à ce qu’a dit Ralph Gibson: “Every image has to be part of an on-going project. Otherwise you don’t have a body of work, you just have a box of photographs.

Merci Victor.

Pour les non anglophones : “Chaque image doit faire partie d’un projet en cours. Sinon, il n’y a pas d’œuvre, il n’y a qu’une boîte de photographies.”

Coup de cœur pour Aglaé !
Douceur, justesse et empathie.
La couleur est naturelle.
Le cadrage, très aéré, intègre un environnant qui parle, questionne, nous invite… en humanité.

Merci !

Merci pour cette découverte, j’aime beaucoup le travail d’Aglaé Bory notamment les premiers autoportraits avec sa fille et la série de portraits à Mulhouse.

Tout cela semble « facile » mais il y a une sensibilité propre qui transpire dans les images.

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