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Photographie documentaire

Les histoires belges de Sébastien Van Malleghem (1/4)

Comment Sébastien Van Malleghem, un jeune photographe belge fasciné par la violence, a transformé sa noirceur en poésie ? Dans ce premier article, il nous raconte ses débuts ponctués d’incroyables anecdotes.

Temps de lecture : 18 min

Introduction : J’savais pas si tu buvais de la triple alors j’t’ai pris une duvel

Bruxelles, vendredi 14 janvier 2022, 22h55.

Il vient de loin pour boire une bière belge, tente de négocier Sébastien. Le motif semble valable, mais rien n’y fait, le serveur du Vertigo ne bronche pas. Dans la rue de Rollebeek, les établissements ferment les uns après les autres. Ça ne va pas être évident de dégoter une bière de dégustation.

Mes copains Bruno et Harold apparaissent. Les présentations sont brèves, signe que la priorité collective est de trouver une échoppe ouverte. À l’entrée de la rue, une petite roulotte face au Strof se propose de liquider les derniers stocks du bar. Sébastien s’empresse d’accepter.

J’savais pas si tu buvais de la triple alors j’t’ai pris une duvel, me lance-t-il. (Il s’avèrera que oui). Une bière belge certes, mais trouvable en France dans n’importe quel supermarché. La déception disparait à la première gorgée car la duvel ne déçoit jamais.

©Bruno Labarbère – Moi, un couple, Harold Semet (de g. à d.)

Avec ses 8,5% d’alcool, on peut raisonnablement la qualifier de bière forte. Une mousse parfaite qui réussit la prouesse d’être à la fois compacte et crémeuse. Un goût unique, légèrement fruité (je dirais citronné), ce qu’il faut d’amertume. Bref, cette duvel est une bière de choix que seule la merveilleuse tripel karmeliet pourrait éclipser.

Chacun muni d’une binche, une conversation à quatre s’engage. Sans surprise, la photographie monopolise les échanges. Harold présente son zine Mornes Plaines inspiré par sa région natale et le social landscape américain (il en parle ici et ). Bruno sort de sa besace une maquette de son premier livre Mizuwari tiré de ses nuits japonaises.

©Antoine Zabajewski – Bruno Labarbère, Harold Semet et Sébastien Van Malleghem

Sébastien parle de son travail avec assurance et simplicité. Il raconte les photographes belges Harry Gruyaert et Bieke Depoorter avec une étonnante intimité, devant une audience attentive voire médusée. Il est toujours loquace malgré les deux heures et demi d’interview qu’il vient de se coltiner. Il fallait bien ça pour tenter de le décrypter. Et encore, les choses sont complexes, les réduire en mots, c’est déjà simplifier.

L’article qui suit est le premier d’une série de quatre qui permettront de comprendre comment un jeune photographe belge, fasciné par la violence, a transformé sa noirceur en poésie.

Commençons par le commencement.

Qui es-tu, Sébastien ?

Un début dans la vie (1986-2008)

Je m’appelle Sébastien Van Malleghem, je suis né à Namur en 1986. J’ai grandi à Waterloo, à 20 kilomètres au sud de Bruxelles, dans la province qu’on appelle le Brabant wallon.

Mornes plaines

C’est ici que tous les petits bourgeois francophones vivent. Une banlieue cossue qui séduit par sa proximité avec la capitale et son air de campagne. À la maison ce n’est pas facile. Des parents un peu toxiques on va dire. Dès que je peux, je m’en échappe. Jamais chez moi, toujours à droite et à gauche, fourré chez des potes.

©Julien Desmet – Sébastien Van Malleghem à 20 ans – 2006

Ado, je trimballe mes dreads et mon côté rebelle. Du rock dans les oreilles. Radiohead, Prodigy, Rage Against The Machine. Du stoner aussi, un gros son avec une basse bien lourde. J’aime quand ça kick. Trop souvent, les choses en manquent.

Pour vous mettre dans l’ambiance, vous pouvez lancer la playlist que Sébastien a spécialement conçue pour vous. Même si vous l’écoutez de jour, il va faire noir.

En cours, je m’ennuie. Mon meilleur pote aussi. Au fond de la classe, on se dit que ce serait cool de monter un groupe de rock. Et on le fait ! On joue du Nirvana dans le garage de ses grands-parents. Mon pote vit chez eux depuis qu’il a perdu ses parents. Les miens ne sont pas très présents. Sans horaires, on se sent libres.

On se dit que notre vie, on va en faire quelque chose de différent. Pas un truc qui rentre dans les cases. De toute façon, dans les cases, on n’y est déjà plus. Je redouble deux fois. Pendant que mes potes se plantent à la fac, je suis toujours au lycée à me demander ce que je vais faire.

Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

Hors de question de devenir un zonard. Dès 16 ans, je me mets à bosser. Des petits boulots. La plonge dans des bars, tout ce qui paie.

Une prof de littérature détonne dans une dernière année de lycée globalement morose. Fan de ciné, elle nous fait découvrir des films d’auteur. Je chope le virus. Mon goût se forme et me mène vers des films plus violents comme Fight Club ou Requiem for a Dream.

Un jour, cette prof invite un réalisateur. Il parle de son boulot en illustrant ses propos d’extraits de ses films. Une scène banale montre une femme dans une cuisine. Soudain, une nuée de papillons sortent de nulle part et s’envolent dans la pièce.

Wow ! J’hallucine. Comment ce type a réussi à faire jaillir son propre imaginaire sur un réel tout à fait ordinaire. Je le regarde avec de grands yeux. Je veux faire pareil. Après le lycée, je tente deux écoles de ciné.

Manque de culture artistique, me dit-on. On ne veut pas de moi à cause de ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Le bagage culturel, c’est à eux de me le donner. À l’intérieur, j’enrage.

C’est alors qu’une amie me souffle le nom d’une école de photo à Bruxelles.

À l’école 75

Le 75. Je connais pas. J’aime juste photographier mes potes avec un petit appareil en plastique que la grand-mère de mon ami m’a filé après l’avoir reçu en cadeau dans un magazine.

L’entrée n’est pas très sélecte. Des questions très générales sur l’actu et une question subsidiaire. Citez-nous deux photographes que vous adorez. Me voilà accepté en citant Yann Arthus-Bertrand et James Nachtwey.

©James Nachtwey – Bosnie – 1993

Je me rends vite compte que l’enseignement dispensé est très bon.

De la technique à la culture photo

En première année, on bosse en argentique. Pas vraiment doué pour le travail manuel, je galère à développer les films. Je fais des nocturnes au labo, j’aime y être, passer ma lumière, ajouter du temps, tout ça, mais ça m’emmerde d’attendre 2 min 30 que mon papier reste dans le fixe.

Je passe en deuxième année dans un trou de souris. Basculer en numérique me libère un peu. Les profs comprennent vite que j’ai plus d’affinités avec les gens qu’avec la technique. Parmi eux, Hugues de Wurstemberger, un photographe de l’agence VU.

Une encyclopédie, le gars. Il me souffle des tas de références dès qu’il regarde mon travail. Des noms comme Eugene Richards, Stanley Greene et Paolo Pellegrin, que je m’empresse de découvrir à la bibliothèque de l’école. Je n’arrête pas de me répéter, être bon, c’est être à leur niveau.

©Eugene Richards – Tête de poupée – Hughes, Arkansas – 1970
©Stanley Greene – Asya, combattante – Tchétchénie – 1996
©Paolo Pellegrin – Après le bombardement de Beyrouth par l’armée israélienne – Liban – 2006

Pendant les trois années que dure le cursus, je me fais une culture de malade. Bien plus tard, je verrai en un coup d’oeil les photographes qui connaissent l’histoire de la photo et ceux qui ne s’y intéressent pas.

Pour payer mes études, j’accepte les pires boulots de photographe.

Drôles de petits boulots

Dans une animalerie, je fais le portrait de personnes accompagnées de leur chien ou de leur chat. Clic clac. L’appareil photo directement relié à une imprimante transforme l’image en un adorable porte-clef.

Sur la côte belge, je suis photographe de plage. Un boulot de bagnard. Toute la journée t’es sous le cagnard. Super mal payé. Tu déranges les gens qui se prélassent. Tu fais leur portrait en 5 min sous un soleil de gueux. Faut t’adapter, les lumières sont affreuses, les gosses ingérables, le père fait son connaisseur parce qu’il a aussi un appareil. Que des problèmes à gérer !

C’est dur mais tellement formateur pour un étudiant. J’apprends à être efficace, à être cool avec les gens et à avoir du répondant. À la fin, je peux m’acheter mon premier boîtier en seconde main.

Grâce à ma grand-mère, je retrouve un cousin éloigné qui se trouve être un brillant photographe, Tomas Van Houtryve. Je chope un billet d’avion et le rejoins à Cuba. Je deviens son assistant et lui mon mentor.

De retour à Bruxelles, j’entame ma dernière année d’étude. On réalise un stage sur le thème des faits divers.

Projet de fin d’étude

Je trouve le mien au sein d’un petit journal bruxellois. Première mission : accompagner un photographe expérimenté pour prendre le portrait d’une célébrité locale. L’article sort et détourne les propos de la personne interviewée. Du journalisme poubelle.

Le lendemain, c’est pareil, on doit prendre la photo d’une poubelle que des gamins ont brûlée la veille. De retour à la rédac, je dis aux gars, c’est ça votre boulot ? Faut bien manger, ils me répondent. Je me tire. Faut que je dégote un autre stage. Où trouver du fait divers ? Chez les flics bien sûr. Je contacte le commissariat d’un des quartiers les plus tranquilles de Bruxelles.

Je documente le métier de policier. Dès le début, je choisis de photographier en noir et blanc. Comme tout ce qui me marque le plus. Que ce soit chez Leonard Freed ou Weegee, je me dis que leur monde est merveilleux.

Leonard Freed a suivi le travail de la police de New York dans les années 1970.

Dans les années 1930 et 1940, Weegee a documenté la vie nocturne du New York, avec une légère préférence pour les accidents et les arrestations.

J’apprends beaucoup pendant ce stage bien que mes images ne soient pas assez bonnes pour être publiées.

Je sors diplômé en juin 2009.

Police (2008-2011)

En juillet, pour survivre, je trouve un taf de magasinier. À mes côtés, les gars soulèvent des palettes depuis des années. Je trime avec eux sous une chaleur à crever. Je fais ce qu’on me dit. Balayer la cour c’est okay, où est le balai ? À peine ai-je fini qu’un camion surgit et fout du sable partout. Faut rebalayer. Je ne comprends pas, ça me rend taré.

Une fois le contrat terminé, je me lance dans la photo. Si à 30 ans je n’ai pas réussi, j’arrête, je me dis. Et depuis, je tabasse comme un dingue. Je bosse comme photographe de nuit dans une boîte underground. Faut que les photos soient livrées le lendemain midi.

Je rejoins aussi un collectif de photographes, Caravane. Que des femmes plus âgées que moi. La photo comme hobbie avec un autre boulot à côté. Moi j’ai la dalle, je veux en faire toute ma carrière. Elles m’aident à obtenir mes premiers boulots corporate, des portraits en entreprise. Ça paie bien. De quoi entamer mes projets perso.

D’instinct, je poursuis ce qui m’a le plus pris aux tripes pendant mes études.

Les flics.

Semaines d’intégration

Je me pointe dans le commissariat où j’ai effectué mon stage. Oh qui va là ? C’est le photographe avec les dreads, qu’on dirait un suspect une fois assis sur la banquette arrière.

Les gars me vannent, signe que je suis de plus en plus accepté. Ils m’expliquent leur vision de la loi et son application sur le terrain. J’écoute sans jamais juger. Mieux je comprends le métier de policier, mieux je le documente.

Je passe des nuits entières avec ces femmes et ces hommes. Des jeunes et des vieux. Des anxieux et des calmes, des passionnés et des blasés. Toutes classes sociales.

Je suis avec eux tout le temps, même lorsqu’il ne se passe rien. La banlieue de Nivelles un mardi soir en plein hiver, c’est le calme plat. Tout le monde me dit, Seb, rentre chez toi. Nan, je suis là pour tout documenter. On passe la nuit à boire du café et à raconter des conneries.

En effet, il ne se passe rien. Visuellement, c’est pauvre. Tu rentres chez toi un peu frustré mais c’est comme ça. La nuit suivante pourrait être identique à la précédente. Or, elle s’anime. Tu te retrouves sur la banquette arrière d’une voiture de flics lancée à toute berzingue dans la ville.

©Sébastien Van Malleghem

À l’arrière des voitures de police

Un soir, on croise une voiture qui se prend un poteau en bois à la sortie d’un parking. Juste sous nos yeux. La faute à pas de chance. La police doit intervenir. Il s’avère que la conductrice est une jeune femme qui sort d’un dîner, un peu bourrée.

Faut souffler dans le ballon, Madame

Bonsoir Madame, alcootest, s’il vous plaît. On comprend bien, vous étiez chez des amis et vous voulez rentrer chez vous, tout près d’ici. On a beau savoir qu’il est absolument inutile de vouloir raisonner, on le fait quand même.

Elle est tellement stressée qu’elle n’arrive pas à souffler dans le ballon. On vous amène au commissariat, Madame, c’est la procédure. Bien sûr, votre voiture reste ici, vous viendrez la chercher demain.

La fille est dégoûtée.

De mon côté, je n’ai encore pris aucune photo. Assis à côté d’elle sur la banquette arrière, je lui parle de mon reportage. Elle accepte d’en faire partie tant que je ne donne pas son nom.

Arrivés au commissariat, il faut appeler un médecin pour une prise de sang vu que l’éthylotest n’a pas fonctionné. En attendant, direction la cellule de dégrisement.

©Sébastien Van Malleghem

Là c’est le moment où les policiers lui annoncent qu’elle va devoir passer 3 heures en cellule le temps qu’un médecin arrive. Mais putain, où est-ce que je suis ? C’est quoi ce cauchemar ? J’ai l’impression d’être une criminelle.

Moi, je suis face à elle, agenouillé à côté d’un agent. Je laisse toujours les policiers faire leur boulot et dès que je sens une brèche, je me lance.

Feuille, pantoufle, petite dame âgée

À force de passer des nuits entières avec les policiers, je me fais deux super potes. Jonathan et Serge, toujours là pour me soutenir. Des types géniaux sous l’uniforme.

Un jour, la police reçoit un appel. Bonjour, je suis la voisine de Madame Untel. Je lui fais des courses chaque semaine. Depuis hier, je toque à sa porte et ça ne répond pas. Les flics se disent, bon, une personne âgée, elle est peut-être morte, on va aller voir. Ils défoncent la porte et voient une dame allongée sur le sol, encore en vie. Elle est tombée de son fauteuil et n’a pas réussi à se relever.

Je vois cette vieille dame dans une position délicate. Moi non plus je n’aimerais pas être photographié ainsi, misérable. Malgré tout, il y a une image à faire. On parle d’une personne isolée qui crève sur le sol si personne ne vient l’aider.

La scène me touche. Je veux témoigner tout en étant décent. Je décadre ce qu’il faut pour ne garder que les jambes et la pantoufle.

©Sébastien Van Malleghem

De retour chez moi, je remarque au sol une petite feuille semblable au motif de la carpette. Je suis touché par cette ensemble fragile : feuille, pantoufle, petite dame âgée.

La Doudou de Mons

Après un premier commissariat, j’en fais un deuxième puis un troisième. Avec le bouche à oreille, d’autres entendent parler de moi. Il est aussi passé chez vous le jeune photographe ? Si bien qu’à un moment, c’est le sujet qui vient directement à moi. Seb, tu veux venir à la Doudou en juin ?

La Doudou ou la ducasse de Mons, c’est un peu le carnaval de Rio version belge. Pendant deux semaines, la ville accueille des dizaines de milliers de personnes vêtues de costumes d’époque. Le clou du spectacle démarre avec l’apparition d’un immense dragon qu’il faut combattre. Les gens deviennent un peu zinzins.

Le parcours passe par une rue très pentue que des mecs bien bourrés tentent de dévaler. Le folklore veut que les flics les retiennent, vêtus d’anciens uniformes de gendarme.

Au début, je suis dans la foule. J’ai la face A et je veux la B. Je passe vite de l’autre côté.

©Sébastien Van Malleghem

Dans mon viseur j’ai cette scène folle : le cordon de flics presque gracieux au centre duquel se tient un policier entouré de deux collègues dont le regard se croise. Je me dis, wow, flash, flash !

Ce n’est qu’après avoir vidé ma carte sd que je découvre la ceinture remontée jusqu’aux aisselles.

Je poursuis mon reportage sur la police jusqu’à un événement cinglant.

Le projet s’achève brutalement

En 2011, un de mes deux amis policiers se tue en moto. Il se fait faucher par une bagnole en repartant chez lui après une journée de boulot.

C’est un tel choc pour moi. Je crois que j’aurais pu devenir flic à cause de ce mec.

Avec sa mort, ce n’est plus pareil. J’arrête le reportage peu de temps après.

Vendre ses images (et se faire avoir)

Et puis, après plusieurs années à traîner avec la police belge, je connais vraiment bien le sujet. J’en tire le projet Police dont sont extraites les images suivantes.

©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem

Vous pouvez retrouver toutes les photos de Police sur le site de Sébastien.

Une fois le projet finalisé, j’entreprends de contacter des rédactions. Je cible un magazine TV belge qui met en avant des portfolios de photographes.

Je tombe sur l’accueil.

Oui, je comprends bien votre demande, Monsieur, vous cherchez à joindre la rédaction. Mais vous souhaitez parler à qui précisément ?

Je ne sais pas justement.

Sans nom, Monsieur, je ne vais malheureusement pas vous être d’une grande aide.

Écoutez, j’ai un super sujet, j’aimerais bien le présenter à la rédaction. Je ne connais personne, peut-être pourriez-vous me mettre en contact avec quelqu’un ?

Il me faut un nom, Monsieur.

Comment je fais pour avoir un rendez-vous ?

Bon, ne quittez pas.

Oui, allo ?! (Il s’avère que l’hôtesse d’accueil m’a passé sans prévenir l’assistant du rédacteur en chef).

Oui… Bonjour, j’ai un sujet sur la police, je dis d’une petite voix.

Passez demain à la rédac. Le lendemain, je me présente à l’accueil, on me fait attendre dans un sofa à l’entrée. Un type arrive, regarde mon portfolio sur mon ordi.

Il me fait, c’est pas mal, tu peux monter.

À l’étage, une rangée de bureaux remplis de journalistes au travail. J’ai la petite vingtaine, je n’ai jamais vu une rédaction de ma vie. Je suis impressionné. Le rédacteur en chef regarde les images. Il fait, on va publier. Je suis debout, un peu tremblant.

Le reportage représente plusieurs années de boulot. Des photos que la presse n’a pas l’habitude de voir. Les textes tiennent la route, ce sont des interviews de policiers. L’ensemble est exclusif, personne ne l’a encore publié. Franchement, le sujet est béton.

Face à moi, le type est un cliché ambulant, pieds sur le bureau, pompes en croco et cheveux de riche. Il me fait, combien t’en veux ?

J’en sais rien.

650€ ? il me dit.

Et là, j’ai une sorte de posture de pseudo artiste. L’air détaché et faussement sûr de moi, je fais, okay, ça me va.

Le type me serre la main, la maintient en me regardant droit dans les yeux, et me fait, voilà, tu viens de te faire enculer.

Sans le savoir, il m’a donné la plus belle leçon du monde. Je me dis, il va falloir me battre si je veux réussir parce que c’est la jungle. Plus jamais je ne me ferai avoir.

Prisons (2011-2014)

Après la police, c’est quoi la suite logique ? La prison. Je veux savoir ce que ça fait d’être enfermé.

Sésame, ouvre-toi

La mise en pratique s’avère être une autre paire de manches. Non sans mal j’obtiens le nom des directeurs de prison ainsi que les coordonnées de leur supérieur hiérarchique au niveau fédéral (national pour les français).

Au bout de 8 mois d’acharnement, je décroche enfin un rendez-vous.

J’espère que vos photos ne resteront pas dans les tiroirs. La situation des prisons belges est vraiment préoccupante. Elles sont parmi les plus surpeuplées d’Europe. Sans compter les conditions de détention déplorables, dignes du Moyen-Âge.

©Sébastien Van Malleghem

Et le type me signe une lettre d’autorisation que je dois présenter à chaque prison. Sans date de fin. Il ne faut pas faire ça avec moi. Je vais poncer le sujet pendant 5 ans.

Petite visite de la prison

À chaque fois, j’ai le droit à un petit tour du propriétaire avec le directeur de la prison.

©Sébastien Van Malleghem

Je fais bien tout ce qu’on me dit de faire, je m’intéresse, je pose des questions. Lorsqu’on arrive devant les cellules, un gardien me dit, bon c’est l’heure, ils ont mangé, on va ouvrir les portes, ils sont libres, enfin, ils ont quartier libre.

©Sébastien Van Malleghem

Et le gardien retourne à ses occupations.

©Sébastien Van Malleghem

Face à moi, les prisonniers me fixent. Un regard méfiant. Je suis comme un microbe dans un vaisseau sanguin. Je me présente :

« Bonjour, je suis photographe. Je ne travaille ni pour un magazine ni pour une agence, ni pour le gouvernement. Je ne suis pas payé, je viens ici sur mon temps libre pour comprendre comment se passe votre vie en prison. »

Les mecs sont à la fois rassurés et surpris. C’est quoi ce type qui vient passer son temps libre en prison ?

J’aborde les détenus au feeling. Dans leur cellule, on papote. Ils me servent une grenadine ou un café. On fume des clopes. Je reste une heure ou la journée entière. Parfois, je ne prends qu’un portrait ou deux. L’important est ailleurs.

©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem

Born to lose

Un jour, je croise un type. Fort baraque, des tatouages sur tout le corps. Born to lose inscrit sur le cou. J’entre dans sa cellule, on discute bien. Un gars très aimable.

À un moment, une belle lumière perce le mur. Je lui dis :

Est-ce que je peux faire ton portrait ?

Okay. Je fais quoi ?

Mets-toi ici, la lumière tombe bien.

Ici ?

Des rayons dessinent sur le corps des rectangles de lumière. Tout est là devant moi. Juste de la chance.

©Sébastien Van Malleghem

Je trouve ce portrait très fort parce qu’au-delà du style et des tatouages, il y a le regard. Faut essayer de capter ça, une sorte de vibration, un peu l’âme des gens en fait. C’est le plus dur en tant que photographe.

Le psychopathe manipulateur

À chaque fois que je discute avec un détenu, je ne demande jamais ce qu’il a fait pour atterrir là. Ils me le disent s’ils veulent.

Un jour, je tombe sur un type à l’apparence normale, presque banale. Juste deux ou trois tics. On parle pendant trois heures. Je sors de la cellule, j’ai presque envie de lui donner le bon dieu sans confession.

©Sébastien Van Malleghem

Tandis que je quitte la prison, j’apprends que le type est un putain de manipulateur doublé d’un psychopathe, à la fois pédophile et meurtrier. Je me suis fait mener en bateau tout du long. Bien après être rentré chez moi, la sensation de m’être fait duper me collera à la peau.

Dans la cour avec les prisonniers

Dès que je veux aller dans la cour avec les prisonniers, les gardiens me préviennent. Si t’y vas, c’est seul. Jamais on n’y fout les pieds. On ne met pas des moutons au milieu des loups.

Si les gardiens se considèrent comme des moutons qui surveillent des loups, y a un truc qui cloche, je me dis. J’insiste. S’il t’arrive quelque chose, c’est pour ta pomme.

©Sébastien Van Malleghem

Dans la cour, je repère les leaders. Je me présente à eux et leur explique mon projet. La plupart du temps, les mecs me font, okay c’est cool, tu peux faire ton truc. S’ils ne sont pas okay, alors ce n’est pas okay. Je n’insiste pas.

©Sébastien Van Malleghem

Je photographie aussi dans les prisons pour femmes.

©Sébastien Van Malleghem
©Sébastien Van Malleghem

Et dans celles pour détenus mentalement déficients.

Trois hommes et un fauteuil roulant

À Paifve, près de Liège, je visite un établissement de défense sociale. À mi-chemin entre la prison et l’hôpital psychiatrique. Les détenus ont commis des crimes, souvent des affaires de mœurs. Ils ont été jugés irresponsables à cause de leur état mental. Malgré tout, ils représentent un danger pour la société et pour eux-mêmes. Alors on les fout là.

Dans la cour, je m’allume une clope et repère ces trois types habillés comme s’ils débarquaient des années 1940. Je m’approche, je cause avec eux et je leur fais, excusez-moi, je peux faire un portrait ? Ouais, pas de souci.

Et les types se placent spontanément comme ça.

©Sébastien Van Malleghem

Attention à la descente

À un moment, un des détenus pousse le mec en fauteuil dans une petite descente. Les types s’amusent comme ils peuvent. Je vois la scène et je me mets à courir.

Je le photographie pendant qu’il freine. Un gars en chaise roulante face à un mur énorme, c’est à la fois esthétique et lourd de sens, tant ça représente la complexité des prisons.

©Sébastien Van Malleghem

Un personnage vraiment désarçonnant, ce type. Il a une mémoire d’une minute ou deux. Le gars c’est Nemo. Tu lui parles, salut ça va ? Ouais super et toi ? L’instant d’après, il te sort, vous êtes qui ? Vous faites quoi ici ?

Quelques mois plus tard, je tomberai par hasard sur lui dans la rue.

Il aura été libéré.

Il est possible de changer la musique ?

Alors que je travaille sur les prisons depuis 5 ans, je commence à ne plus en pouvoir. J’ai fait le tour du sujet. On est en plein mois d’août 2014, j’ai booké la visite de la prison d’Audenarde ce dimanche.

Le réveil sonne à 6 heures, j’ai du mal à me lever. Je pense même à annuler. Je me mets un coup de pied au cul. Mec, t’as pris rendez-vous, tu te lèves, et t’y vas, point, même avec deux heures de route.

Dans la cour de la prison, la lumière est magnifique.

©Sébastien Van Malleghem – Planche contact d’un dimanche d’août 2014 à la prison d’Audenarde

Je remarque, collé à une grille, un détenu discuter avec une gardienne. Il lui demande s’il est possible de changer la musique. Je vois la scène, je fais une première photo. J’avance de deux mètres, je fais une deuxième image, une troisième encore quatre mètres plus près.

Je m’approche d’un dernier mètre et ce sera la photo que je retiendrai.

©Sébastien Van Malleghem

Le projet se termine la même année. En 5 ans, j’aurai visité une douzaine de prisons. En Wallonie, à Bruxelles, en Flandre. Des prisons pour hommes, pour femmes, pour ados, pour déficients mentaux.

Vous pouvez retrouver toutes les images de Prisons sur le site de Sébastien.

Il est possible de se procurer l’un des derniers exemplaires de son livre ainsi que des tirages comme celui du détenu derrière la grille. Je lui ai demandé s’il pouvait faire un petit geste pour les lecteurs du blog. Avec le code MINIMALISTE, vous avez le droit à 10% de réduction sur tout.

Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Si l’article vous a plu, laissez-moi un petit mot, cela fait toujours plaisir. En route pour la suite des aventures de Sébastien : Le Berlin underground de Sébastien Van Malleghem.

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83 réponses sur « Les histoires belges de Sébastien Van Malleghem (1/4) »

Toujours un plaisir subtil de lire ces articles très bien écrits dont le style, sec et bien balancé ici, évoque bien l’esprit de la photographie…

Et en l’occurrence, la passion sans concession de Sébastien Van Malleghem est ici sculptée avec une belle justesse et profondeur.

Merci pour tout ce travail.

C’est fort !

J’ai lu ça de bout en bout sans la moindre interruption.

Et quelles photos ! C’est pas trop mon truc comme ça mais là ! Wow.

Franchement ça a été super à lire et à voir.

Beau témoignage qui démontre si besoin qu’être photographe ne se limite pas à apprivoiser son appareil. Ce n’est pas tant un savoir-faire qu’un savoir-être.

Félicitations également au rédacteur. C’est toujours aussi agréable, fluide et instructif à lire tes articles. Je lirai la suite avec autant de plaisir.

Je suis impressionnée, happée ! Quelle découverte !

Le photographe, son approche et son caractère, ses apprentissages, sans fard, à nu, le regard qui se forge… J’ai hâte de lire la suite, de fouiller encore.

Et chapeau bas pour votre travail documentaire des photographes, l’interview, la relation créée, la construction de l’article.

Merci de partager ça.

Quelle belle idée que ce sujet sur Sébastien Van Malleghem!

Je suis son travail depuis des années, c’est un photographe qui m’a énormément marquée. Il y a une force et une sincérité rares dans tout ce qu’il fait, sa personnalité sans concession se reflète dans son travail et ton interview le fait très bien sentir.

J’apprécie particulièrement son livre Nordic Noir, intensément poétique, hanté. Il est la preuve aussi que l’on peut être un grand photographe sans avoir nécessairement au départ les connexions, le milieu culturel favorable, bref,en se faisant tout seul avec un travail acharné.

Merci Antoine !

Beau travail.

Vous avez su capter la vérité de Sébastien et son rythme.

J’ai lu de nombreux articles sur lui et c’est la première fois que je le retrouve dans sa vérité brute, tel que je le connais réellement. Et ça, ça demande une sacrée dose de talent de votre part car « la bête » ne s’apprivoise pas et ne se livre que rarement de façon si honnête.

Well done

Très bel article, prenant, facile à lire comme un roman.
Certaines photos sont fortes, puissantes. Bravo au photographe.
Comme les autres lecteurs, j’attends la suite !

Merci Antoine pour cette nouvelle découverte. J’adore son travail sur les prisons, hôpitaux psy, morgues et la police. Moins fan des landscapes mais peut-être parce que c’est moins dégueu hihihi.

Tu es plus sensible à la partie « documentaire » de son travail. J’aime aussi beaucoup sa poésie noire.

Cher Antoine,

Encore un magnifique article, approfondi, sensible, émouvant, sur le travail de ce photographe que je ne connaissais pas.

Merci pour cette belle découverte ! Et comme toujours, ce qui me passionne c’est votre incroyable « quête » du making-of, des obsessions de l’artiste, de ses choix, de ses inspirations, que vous rendez « visible », clair, palpitant.

Merci.

Très bon article révélant un jeune photographe au talent certain et à qui on souhaite une grande carrière professionnelle.

Encore un bel article avec des photos qui prennent aux tripes.

On ne s’en lasse pas et on en redemande encore et encore…

Très très intéressant cet article (comme d’habitude). Et quel talent ce Sébastien Van Malleghem ! Heureuse de la découverte, merci.

Trop bien ! J’ai été happé par l’histoire jusqu’à la fin. Vivement la suite!

J’ai découvert le travail de Sébastien avec Nordic Noir il y a quelques années et c’est toujours une claque quand j’ouvre ce bouquin. Merci.

Merci Sébastien pour ces témoignages en image (et en mots).

Et Merci Antoine de m’avoir fait découvrir ce travail de titan. Ayant moi-même évolué dans ces milieux professionnels (police et carcéral) pendant presque 15 ans, je sais à quel point certaines situations peuvent être éprouvantes et chargées émotionnellement.

Ce travail est un superbe hommage à ces métiers, à ces milieux, crus mais jamais consensuels ni gratuitement provocateurs.

J’ai pensé moi aussi à inclure cette partie de ma vie dans mon travail photographique mais je pense ne pas être encore tout à fait prêt à côtoyer à nouveau ces milieux.

Encore merci pour ce travail et cette leçon d’acharnement!

Cet excellent article nous montre à quel point les photographies qui nous touchent sont faites avec les tripes du photographe et son engagement. Souvent sur plusieurs années.

Le sujet choisi et le vécu du photographe sont intimement liés.

Encore un petit bijou de sensibilité et de culture.

Je découvre ce photographe, mais aussi bien d’autres cités dans l’article, avec un vrai bonheur.

Merci et bravo. J’attends la suite impatiemment!

Je suis d’accord, ce serait chouette si l’article existait en version papier. Être payé, c’est une bonne idée !

C’est à chaque fois pareil, je laisse tout tomber.

Heureusement qu’on est dimanche. Pour un retraité, le dimanche c’est le jour le plus long. Et recevoir votre mail de bon matin m’assure de pouvoir me délecter d’ambiances inconnues, d’aventures intérieures inouïes et de découvertes esthétiques surprenantes.

Je passe l’écran d’ordi en +200% (ctrl + roulette) pour avoir les photos en quasi plein écran et les textes en pleine face.

C’est toujours une expérience jubilatoire que de lire vos articles, riches de références à se garder sous le coude, pour explorer des champs de possibles photographiques innombrables.

Votre travail est bien enthousiasmant dans les moments de doute.

Merci pour tout.

C’est chouette de recevoir des messages de passionnés comme vous.
Merci Gérard.

Je suis content que l’article retranscrive ce que j’ai ressenti pendant l’interview.

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