Entrez dans la tête de la photographe Celine Croze, au plus près de son travail, de ses goûts, de ses influences et de son processus créatif.
Temps de lecture : 25 min
On s’est vus à Paris le 12 décembre 2023. Celine était venue me voir dans le petit appartement que je sous-louais, quai de la Loire. Elle était accompagnée de son adorable chienne, qui a dormi tout le long de notre entrevue. Je suis retombé sur cette photo et je ne me souvenais pas qu’elle portait un bandana assorti au pull de sa maîtresse.

Il nous a fallu plus d’un an pour aller au bout de l’article.
Pourquoi tant de temps ?
Je dirais que la principale raison est notre exigence à tous les deux, qui confine au perfectionnisme. Mon conseil : arrêtez avec le perfectionnisme, c’est douloureux et inutile. Dit comme ça, ça semble simple, en effet.
Celine, c’est les montagnes russes.
Celine, c’est un feu qui brûle en elle.
Celine, au milieu de la nuit, veut tout arrêter.
Celine ne fait pas de concession avec la vie.
Pourquoi en ferait-elle avec sa photographie ?
Pourquoi en aurait-elle fait avec cet article ?
Le texte est à son image : intense et fascinant.
J’espère qu’il fera vibrer votre petit cœur,
Comme il a fait vibrer le mien.
♫ Entre deux phases de réécriture, j’ai imaginé la bande originale de l’article.
Une playlist composée de 12 titres qui me font penser à Celine, de ce que je connais d’elle et de sa photographie, provenant avant tout de ce que vous vous apprêtez à lire.
➜ Écouter la BO de Dans la tête de Celine Croze :
Qui est Celine Croze ?
Celine Croze est une photographe française née en 1982 à Casablanca, au Maroc. Après un master en arts du spectacle obtenu à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, elle se spécialise dans le cinéma : une année à l’ESEC à Paris, puis quelques mois à l’EICTV à Cuba. Elle travaille aujourd’hui en tant que première assistante-opératrice.
En 2015, Celine découvre la photographie. Elle développe sa vision grâce à un stage effectué en 2017 avec Antoine d’Agata.
Vous pouvez la croiser en Amérique latine où elle voyage souvent ou dans le 19ème arrondissement de Paris où elle habite.
Ses principaux projets
Siempre que estemos vivos nos veremos (2019)
Dans Siempre que (estemos vivos nos veremos), Celine Croze nous amène dans les rues sombres du Venezuela.
On entend les bruits de la ville. On sent le danger qui guette. On voit la vie intense qui se déroule sous nos yeux fascinés. On accède à un monde caché, un monde que l’on ne connaît pas.
Il y a des rencontres qui nous subjuguent instantanément mais dont on pressent aussitôt la fin brutale.
Yair est l’une d’elle. L’homme aussi beau qu’irréel. Un jour, il dit à Celine : « Siempre que estemos vivos nos veremos ». Tant que nous serons en vie nous nous verrons. Dans ces mots, il y a tout. La fatalité. L’urgence de la vie. La fascination pour la mort. La violence du pays.
Deux jours plus tôt, Celine assistait à un combat de coqs. Elle se souvient de l’odeur du sang mélangée au rhum et à la sueur, les cris de rage, l’excitation de chaque homme. La transe impalpable qui enivrait l’arène. Comme si tout le monde était fous. Comme si le sang, la mort et le pouvoir rendaient plus vivants.
Un mois plus tard, Yair est abattu. Il avait 27 ans.
Siempre que dépasse les frontières de la photographie documentaire pour célébrer la beauté et la fragilité de la vie dans ce coin sombre du monde.
Le projet aboutit au livre Siempre que, publié aux éditions Lamaindonne et récompensé du prix Nadar en 2022.
Mala Madre (2020)
Mala Madre (« mauvaise mère » en espagnol) se passe également au Venezuela.
Celine y aborde de manière métaphorique et poétique les conséquences de la crise sociale qui touche le pays, en imaginant un conte autour du thème de l’abandon.
La mala madre est une plante grasse qui colonise l’endroit où elle se trouve. Depuis des années au Venezuela, elle est considérée comme invasive. Celine découvre cette plante dans un cimetière profané.
La mala madre résonne avec son histoire personnelle et celle de ce pays en crise, où le mal et la tragédie n’en finissent plus de proliférer. En 2015, 5 millions de Vénézuéliens ont quitté leur pays, laissant derrière eux près de 3 millions d’enfants.
Celine se demande comment aborder ce drame. Elle imagine alors un conte autour de cette plante et de tous ces enfants orphelins qu’elle a rencontrés.
L’histoire d’une femme éperdue d’amour pour un homme et qui attend désespérément d’être mère. Mais le temps passe et ses rêves se fanent. Elle se transforme alors en plante et devient la Mala Madre, la mère de toutes les âmes perdues.
Silence Insolent (2021)
Silence Insolent est le travail que Celine Croze a réalisé à Deauville lors de sa résidence d’artistes Planches Contact.
Celine nous entraîne dans une promenade sans fin à la recherche de l’inattendu. La nuit devient le décor d’une errance personnelle, chargée de métaphores et de rencontres étranges. Comme si elle cherchait à emprisonner les derniers souvenirs d’un monde en train de s’effondrer.
Les images révèlent la beauté, la fragilité, la mélancolie et la solitude qui résident dans les moments d’errance et de contemplation.
Celine se souvient de ce bélier qu’elle a croisé.
Elle dit : « C’était un moment étrange. Il me suivait, me cherchait, comme s’il voulait être tout près de moi pour me délivrer un secret. C’est la seule photo que j’ai faite de lui. Il y a ce drôle d’effet au niveau de sa pupille, qui pour moi est comme une larme de feu. »
L’entrevue commence.
Pour en savoir plus sur le concept de l’entrevue : C’est quoi l’entrevue “Dans la tête” ?
Partie I : Zoom sur un projet photo de Celine Croze
Parle-moi d’un de tes projets : Nothing Happened
Nothing Happened est un projet peu connu, mais sans doute celui qui a le plus de sens pour moi. Il n’a pas été prémédité, il s’est imposé, comme une nécessité.
Fin 2017, je viens d’enchaîner deux films en Amérique latine, l’un au Paraguay et l’autre au Guatemala. Je suis épuisée, surtout émotionnellement parce qu’à la fatigue physique s’ajoute une blessure personnelle.
Je décide de partir à pied vers le Mexique. Rien n’apaise mon coeur tout au long du voyage. En arrivant au Yucatan, dans le sud-est du Mexique, je visite des pyramides, mais je n’arrive ni à voir ni à ressentir.
C’est alors qu’un garçon m’interpelle. Il veut me montrer une rivière. Je sens qu’il est malhonnête. Je sais qu’il va m’arriver quelque chose ; ça m’est égal. Je me retrouve dans une forêt, avec deux kalachnikovs sur le bide. Étrangement, je n’ai pas peur de mourir. Je suis en colère. Je les insulte et je pars. C’est peut-être cette absence de peur qui déroute les voleurs et me sauve.
Je décide de prendre un car au hasard, puis un autre, et j’arrive sur une île entre une lagune et l’océan Pacifique. Je prévois de rester quelques jours ; j’y resterai trois semaines.
Chaque jour, je me dis « un jour de plus », je sens que l’île a quelque chose à me révéler. J’attends en vain, mais rien ne vient, comme dans la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett. Les jours se répètent, identiques. Le jour se lève et je croise ce même pêcheur et ce même chien. Un rituel s’installe. Rien ne change. Cette idée de « répétition du différent » m’obsède. Je n’arrive pas à quitter ce lieu.
Un jour, il y a un violent tremblement de terre. Tout le monde fuit, sauf quelques rares personnes. Je veux rester, voir par-delà le chaos et la destruction.
Face à une catastrophe naturelle, on réalise à quel point l’humain est minuscule, un simple atome pour la Terre. Mais on découvre aussi combien cet atome est relié aux autres. C’est ce que j’ai ressenti, comme si tout ne faisait qu’un et que j’étais une partie de ce tout.
Un séisme est à la fois une disparition et une renaissance, pour chaque être et pour l’île elle-même. Je commence alors à travailler sur la désintégration, sur la disparition de l’être qui mène à un renouveau.
Pendant que la terre tremblait, je regardais le film Intention of Murder (1964) de Shōhei Imamura (Désir meurtrier dans la version française).
Un film complexe et extraordinaire, comme la plupart des œuvres d’Imamura. C’est l’histoire d’une femme violée qui tombe amoureuse de son agresseur. Juste après l’acte sexuel, elle veut mourir. Finalement, elle renonce au suicide, rentre chez elle et mange goulûment un plat de ramen en disant : « Je vais mourir de toute façon ».
En prenant des photos, je m’intègre véritablement à l’île. Je découvre que beaucoup d’habitants sont les descendants d’anciens esclaves africains. Leur bateau a échoué ici, et ils ont gardé leurs traditions. La nuit, les tambours résonnent, mystérieux, comme un appel au vaudou.
Ce projet, Nothing Happened, est une traversée de l’âme, un voyage intérieur, une réflexion sur la disparition et la renaissance.
Raconte-moi une photo de ce projet
Quand je suis arrivée sur l’île, je ne faisais plus de photos. Parfois, on se sent incapable de faire quoi que ce soit. Je croyais réellement ne plus être capable de faire d’images.
Cette première nuit, j’ai longtemps regardé l’océan, tard le soir. À un moment, je me suis retournée. La végétation était désolée, étrange. Je suis allée chercher mon appareil. C’est cette photo qui s’est révélée.
C’est à ce moment qu’a commencé le projet ou plutôt ma nécessité de révéler en images une expérience métaphysique. J’ai senti que l’île avait un secret. Je devais le découvrir. Cette végétation trouble, presque dangereuse m’a semblé animée par le souffle de la vie, comme si elle était prête à se transformer à tout moment.
La photo est sombre, peu accueillante. Pourtant, j’y ai vu une invitation. Quelque chose me disait : « Viens, n’aie pas peur ». J’ai senti que, malgré l’obscurité, je devais suivre ce chemin.
À ce moment de ma vie, je me sentais sur le fil. Je devais choisir : vivre ou disparaître. Je traversais une période étrange, un entre-deux, entre rêve et réalité, comme si la vie que je vivais n’était pas réelle. Je me disais que la vie ce n’était pas ça, qu’il y avait autre chose. C’était une période très sombre. Je ressentais une grande tristesse, une tristesse qui n’était pas la mienne, comme héritée de la mémoire familiale.
Ce tremblement de terre est arrivé à un moment crucial où tout pouvait basculer. J’ai vu dans cet événement un message pour réagir et aller de l’avant. Ce tremblement de terre a été ma catharsis.
Partie II : Les goûts et les inspirations de Celine Croze
Un album que tu as beaucoup écouté
Innuedo (1991) de Queen, c’est un voyage, celui de la vie, qui, jusqu’à la fin, nous mène à travers les dédales de la beauté et des peines.
Il y a aussi l’album Portishead (1997) de Portishead, qui m’a accompagné dans tous ces moments de l’adolescence où l’on croit que la vie se termine à chaque contrariété.
➜ Écouter “Innuedo” sur Spotify ou Deezer
➜ Écouter “Portishead” sur Spotify ou Deezer
Un roman qui a éveillé quelque chose en toi
Difficile d’en choisir un seul. Les livres correspondent souvent à un passage vers un autre moi.
Le premier livre qui m’a vraiment chamboulée et fait aimer la littérature, c’est L’Assommoir (1877) d’Émile Zola. On ressent tout : la crasse, le graillon. On devient les personnages. On vit avec eux leur chute implacable. En lisant Zola, je m’imaginais dans les peintures clair-obscur de Caravage ou Rembrandt.
Plus tard, j’ai été transportée par la littérature sud-américaine. Je pense à Héros et tombes (1961) d’Ernesto Sabato, Marelle (1963) de Julio Cortázar. Des fins toujours tragiques, mais qui résonnent en moi comme une volonté inexorable d’exprimer l’indicible.
Un film dont tu te sens proche
The Master (2013) de Paul Thomas Anderson. À chaque fois, je pleure au même endroit. Ce film est d’une beauté rare. Les acteurs sont exceptionnels, l’image est sublime et l’histoire me bouleverse.
Le film raconte la rencontre improbable entre un jeune vétéran alcoolique, joué par Joaquin Phoenix, et un homme de pouvoir, incarné par Philip Seymour Hoffman, qui est en réalité une sorte de maître religieux.
Les deux personnages sont fascinés l’un par l’autre : le premier par l’intelligence et le pouvoir, le deuxième par la liberté et l’animalité primitive. Le traitement de leur emprise psychologique est à la fois terrible et magnifique.
➜ Voir The Master sur Allociné
Où trouves-tu l’inspiration ?
Je m’inspire de la vie en général, de ce que je vis au quotidien. Les rencontres, un simple regard, ou une scène peuvent éveiller ma curiosité. Un chien qui court, un homme qui m’observe, un berger isolé au sommet d’une montagne. Les personnes qui font des choix de vie étonnants m’attirent, celles aussi qui ont des vies cassées.
Mais la question devient complexe lorsqu’il s’agit d’un lieu. Qu’est-ce qui fait qu’un lieu m’inspire ? Qu’est-ce que je ressens à ce moment-là ?Est-il seulement possible de retranscrire cette émotion ? C’est difficile de décrire cette inspiration avec des mots.
Mon inspiration vient aussi beaucoup des livres. Par exemple, pendant Nothing Happened, je lisais deux livres en même temps : Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad et Animal Tropical (2000) de Pedro Juan Gutiérrez. Ce dernier est très sensuel, presque érotique.
Deux lectures très différentes, mais qui prenaient leur place naturellement pour Nothing Happened. D’une part, j’explore une géographie intérieure, entre les profondeurs sombres de cette île et moi-même. De l’autre, je laisse la sensualité des corps nus et la chaleur moite imprégner l’image.
Les livres me nourrissent. Ils déteignent sur moi. Ils influencent ma manière d’observer et de voir le monde. À travers mes lectures, j’imagine ce que j’aimerais photographier. La lecture m’inspire plus que le cinéma. Elle laisse des sentiments et des sensations plus fortes.
Le cinéma imprègne mon travail dans la narration. Je vais travailler l’édition de mes séries comme un montage, avec des cuts et des ellipses. Comment, à partir d’une vérité, d’une histoire documentaire, je crée un univers. Et je crois aussi que le cinéma influence le traitement de l’image. Pour être sincère, je ne m’en rends pas compte. On me l’a dit.
Les photographes qui t’inspirent
Je ne sais pas si les photographes qui provoquent en moi une forte émotion m’inspirent directement. J’aime être surprise, touchée, confuse, éblouie.
Parmi ces photographes, il y a Miguel Rio Branco.
Miguel Rio Branco
Ses images sont magnifiques, son travail de la couleur est incomparable. Ses photos me fascinent, j’y perçois toujours l’imminence d’un danger.
Dolorès Marat
Il y a aussi Dolorès Marat, qui me plonge dans un monde mélancolique et incertain. Là encore, la couleur a une grande place, créant toute la fragilité de son univers.
Antoine d’Agata
Et bien sûr, Antoine d’Agata, par sa façon de concevoir la photographie, le geste, la transgression des frontières établies.
Il y a aussi Josef Koudelka, Daidō Moriyama, William Klein… et bien d’autres.
Un livre photo sur lequel tu reviens souvent
L’Algérie (1950) de Dirk Alvermann.
Ce livre photo, publié en 1950 et réédité en 2011, est resté en format poche, comme l’auteur le souhaitait. Il voulait qu’il puisse passer de main en main, un peu comme un manifeste politique. Je l’ai découvert en 2017. Je le trouve incroyable en termes de concept et de design.
Et surtout par son propos et son engagement car l’auteur prend le parti des Algériens. Ce livre résonne d’autant plus fort en moi car je suis une française du Maroc, une « pied-noir » sur 3 générations.
➜ En savoir plus sur le livre L’Algérie de Dirk Alvermann
Partie III : Le processus créatif de Celine Croze
Qu’est-ce qui vient en premier chez toi : l’idée d’un projet ou bien des photos individuelles qui suggèrent un concept ?
Je ne sais pas faire de projets. Jamais je n’aurais l’idée d’aller quelque part dans le but de prendre des photos. Chez moi, tout part d’une envie.
Il faut qu’il y ait quelque chose qui me touche au cœur, quelque chose dont j’ai envie de parler. Une histoire que l’on me raconte ou une rencontre avec quelqu’un. Et je laisse faire la vie, je ne prémédite pas. Je ne réfléchis pas avant. Jamais.
Il me faut un lieu aussi. Un lieu, une rencontre et une histoire au-delà de la rencontre. Sans histoire qui me touche, je ne peux pas faire de photos. Chez moi, l’acte de photographier se fait dans l’urgence. Une urgence de répondre à ce qui me bouleverse, de traduire en photographie la poésie qui émane d’un lieu ou d’une personne.
Pour cela, je dois ressentir une émotion en regardant les premières photos que je prends. Si je suis bousculée, je poursuis. Une seule suffit.
Parfois ça va de soi comme pour Nothing Happened. Je n’ai pas réfléchi. Après une première photo, j’étais dans une sorte de transe. Un univers tout entier s’était ouvert à moi. Ne rien faire, ça aurait été trahir ce que la vie m’offrait de voir et de comprendre.
D’autres fois, je me dis que je n’y arriverais jamais. Par exemple en résidence, où le travail est souvent plus laborieux. Tu te retrouves dans un lieu que tu n’as pas choisi, loin de ce qui t’anime. Et tu as un temps donné. Tu dois puiser au fond de toi-même. Il y a des moments vraiment difficiles et déroutants. Souvent, je perds totalement confiance en moi. Je me dis : « Qu’est-ce que je fais… Aucune photo n’a de sens. »
Puis, vers la fin souvent, une étincelle apparaît. Une petite flamme s’anime. Cette flamme, c’est le chemin que je dois suivre.
Quels éléments clés doivent être présents lorsque tu crées un projet photo ?
Au début, c’est intuitif. Après, je réfléchis à ce que je pourrais montrer.
Selon le lieu où je suis, je m’attache à l’atmosphère, à l’énergie, à une couleur particulière. Mais c’est surtout la densité d’un lieu que j’aime restituer, sa matière. J’essaie de rendre palpable son énergie, telle que je la ressens. Pour moi, chaque lieu a une teinte, une couleur spécifique. C’est ainsi que je retranscris en images l’atmosphère des lieux.
Dans Siempre que, les couleurs sont chaudes car l’Amérique latine est un continent sensuel, qui transpire. À Tanger, où j’ai effectué une résidence via le festival Face à la mer, l’univers est plus lumineux, avec des couleurs froides et dorées.
Cette ville a sa propre couleur. Du moins, c’est ma perception. Ce n’est pas la réalité objective, mais celle que je perçois. Cela m’aide à mieux parler de cette ville, telle que je la vis. Je traite les lieux comme des entités.
Parfois, la connexion est plus viscérale, ésotérique, métaphysique, comme dans le projet Mala Madre. Dans ce désert, « l’autre monde » était très présent et influence tout le traitement de l’image.
Comment considères-tu la création d’un projet qui fait sens par rapport à la réalisation d’une grande photo individuelle ?
J’aime que mes images racontent une histoire et transmettent une émotion. Pour moi, c’est l’essentiel. Toutes les photos n’ont pas besoin d’être marquantes dans une série ou un livre. Certaines photos prennent leur sens grâce aux images qui les entourent. Même si j’aime à croire que chacune de mes photos peut raconter une histoire par elle-même.
Il arrive que des photos faites pour un projet ne trouvent pas leur place. Je les appelle les « images orphelines ». Ce sont des photos auxquelles je tiens, mais qui ne s’intègrent nulle part. Elles n’ont pas la bonne couleur, le bon lieu, ou le bon personnage. Elles sont à part. J’en ai plein, je les aime, peut-être même plus que les autres.
Quelle relation entretiens-tu avec le concept de beauté en photographie ?
J’aime les belles photos. C’est important pour moi. Mais ce que je trouve beau ne l’est pas forcément pour un autre. Parfois, une image pas vraiment belle te prend au cœur sans que tu saches pourquoi. Un geste, un regard ou un petit détail la rend somptueuse à cet instant précis.
Je cherche à faire de belles images mais je n’aime pas le sensationnel. J’élimine les photos qui le sont trop. Ce n’est pas ce que je veux montrer. Je préfère qu’on s’attarde sur un univers, une histoire. De toute façon, devant une image trop sensationnelle, on ne s’arrête qu’au beau sans voir ce qui fait sens.
As-tu ce que l’on appelle un « style photographique » ?
C’est une question difficile. Je ne me sens pas légitime à dire si j’ai un style photographique. Je ne sais pas si les gens reconnaissent ma patte. Je crois que oui mais je me sens mal à l’aise avec cette réponse. C’est difficile pour moi de parler de ce que l’on pense de mon travail.
On peut dire que j’ai une façon sombre de photographier, proche du clair-obscur. En cela, je pense appartenir à une certaine famille de photographes. Je photographie de nuit, ce qui facilite ce côté flou. Et même, c’est comme ça qu’est le monde invisible dans mon imaginaire.
J’interprète la couleur d’une manière particulière, mais ce n’est pas à moi de la définir. C’est sans doute dû à mon expérience dans le cinéma. J’attache une grande importance aux couleurs que je modifie.
Avec le temps, on se rend compte que les mêmes histoires nous habitent, comme une obsession. Chacune d’entre elles est comme la pièce d’un puzzle qui se construit petit à petit, pour dévoiler sans doute à la fin de sa vie, son propre mystère, et ainsi comprendre qui l’on est.
Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça. Depuis toujours, il y a quelque chose en moi. Une attirance pour les choses de l’invisible. On ne les voit pas mais elles existent pourtant. Elles se situent entre deux mondes. Je marche sur le fil qui relie cette frontière et je la photographie. C’est une manière pour moi d’en parler.
Aussi je ne suis jamais loin de la rupture. Je peux passer d’un côté ou de l’autre. C’est ma part d’ombre et de lumière. Je dois trouver cet équilibre. J’ai plus souvent été dans l’obscurité. C’était mon moteur.
Comment définirais-tu ton approche sur un continuum qui irait de complètement intuitif à intellectuellement formulé ?
Je suis complètement intuitive quand je fais une photo. Même si je n’ai pas intellectualisé le projet avant, cela ne signifie pas pour autant que je ne l’ai pas en moi. C’est déjà présent en moi, sous la forme d’une pensée ou d’une émotion qui m’a traversée.
Puis vient l’étape où tu dois mettre cette émotion sur le papier. Sortir les émotions, c’est très compliqué. Pour moi, la photographie, c’est comme une psychanalyse.
Comment définirais-tu ta photographie sur un continuum qui irait de document scientifique à poésie abstraite ?
Entre les deux. Dans Mala Madre, par exemple, certaines photos sont complètement abstraites. Elles parlent de transformation, un thème important de ma photographie. Seule l’abstraction me permet de la décrire. Donc, j’ai vraiment besoin des deux.
Le réel est mon point de départ, mais je penche vers la poésie. Je perçois le monde invisible dans ma façon de voir. Cela correspond aux changements de fréquence que tu ne peux pas voir, mais que tu ressens. Cette perception fait que mon travail se rapproche de la poésie abstraite.
Je dérape souvent vers l’autre monde, mais je garde toujours un pied dans la réalité. C’est compliqué de montrer cette abstraction de façon réelle.
En supposant que tu photographies aujourd’hui avec ce que tu considères comme ta voix naturelle, as-tu déjà souhaité que ta voix soit différente ?
Je ne souhaite pas que ma voix soit différente. Tout le monde a sa place. J’admire le travail de certains photographes, même si je sais que je ne pourrai jamais les égaler. Mais je ne les envie pas.
Pour moi, la photographie est un travail personnel. J’aime à le qualifier de psychanalyse. Parfois j’ai des messages à faire passer, mais je ne suis pas Susan Meiselas. Son travail est fantastique, mais je ne me verrais pas en elle. Le travail des autres m’émeut. Pour autant, je ne me dis jamais que j’aurais aimé posséder leur voix.
Que fais-tu lorsque tu doutes ou tu te sens bloquée sur le plan créatif ?
Quand je doute ou me sens bloquée, j’arrête tout. Je dis à tout le monde que j’arrête la photographie, que je n’ai plus rien à y faire. Je suis un peu extrême dans mes émotions. Mais ça s’améliore, je fais moins les montagnes russes.
Dans ces moments-là, je me dis que je n’arriverai plus jamais à faire de photos. Alors, j’arrête vraiment. Je m’arrête jusqu’à ce que quelque chose ou quelqu’un vienne me réveiller, m’émerveiller. Je peux ne pas photographier pendant un an. De toute façon, moi je ne fais pas de photos tous les jours. J’attends d’être happée par une émotion, un événement qui me redonne vie. Et là, je suis tout feu.
Mais quand je n’ai pas ce feu, je ne fais rien pour le forcer. Peut-être qu’en changeant complètement de lieu, je retrouverais ma créativité, mais je n’ai pas toujours cette possibilité. J’accepte donc d’être bloquée.
Avant, c’était terrible, je pensais que je n’y arriverais plus jamais. Mais j’ai compris que ces phases reviennent souvent. Aujourd’hui, elles sont moins angoissantes. Je capitule face à l’impossibilité de photographier. Je me dis que cela reviendra peut-être, ou pas, et que si cela revient, j’en serais heureuse.
Comment sais-tu qu’un projet photo est terminé ?
Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je le sais.
En fonction du projet, j’ai besoin d’un certain nombre de photos pour raconter une histoire, au moins une cinquantaine. Parfois, c’est beaucoup moins si je n’ai plus de force ou si je dois quitter le lieu. Ce n’est pas grave, il faut juste l’accepter.
Pour Mala Madre, j’ai considéré que mon travail était fini au moment de mon départ. Je suis partie et mon cœur s’est brisé. J’ai bien trop souvent le coeur brisé. Je m’attache à tout, à toutes les personnes qui font partie de ma vie, même un court instant. Parfois, tu sens que tu ne peux pas continuer, au risque de te perdre ou de basculer là où tu ne reviendras pas.
En résidence à Tanger, je souhaitais aller vers quelque chose de plus lumineux. Mais après dix jours sans prendre la moindre photo, j’ai suivi mon instinct. Je suis allée là où je sais faire. J’ai pris la rue que je m’étais interdit de prendre la nuit, et tout s’est déclenché.
Plus tard, on m’a demandé de revenir pour poursuivre ce travail, je n’ai pas pu. Parce que moi, je peux partir, mais les autres restent, et c’est une partie de moi qui se brise à chaque fois.
Je tisse des liens, j’amène un souffle à des vies compliquées, et je disparais. Je ne suis plus capable d’aller aussi loin et éprouver ce sentiment lorsque je pars. Cette expérience m’a aussi montré que je n’avais pas réussi à dépasser certaines noirceurs en moi.
Sur le moment, je l’ai vécu comme un échec personnel. Je n’ai pas réussi à aller vers quelque chose de plus solaire. Aujourd’hui, je sais que je suis sur le chemin. Peut-être ai-je été un échappatoire ou une pause dans la vie de ces personnes. Peut-être ai-je été cette lumière.
Si le projet me semble incomplet, je ne le montre pas, tout simplement, je le mets de côté, attendant un nouveau cycle, un nouvel élan. Je trouve alors autre chose qui me nourrit, comme l’écriture.
Mon prochain projet, Les Purs, se déroule en Ariège, avec un berger qui est devenu un ami. C’est un travail qui pourrait durer toute une vie. Mais je sais qu’à un moment donné, je devrai dire stop.
Quand je photographie, je ne suis pas vraiment dans la vie, et les relations humaines sont plus importantes. Quand quelque chose me plait et que je le prends en photo, je vrille. Je passe de l’autre côté. Je suis comme en transe. On me parle, mais je n’entends pas. Je reste à l’affût de ce geste que j’ai vu, que j’aurais voulu photographier mais qui n’est plus. Je ne suis pas vraiment là. Mais je me dois d’être présente avec l’autre.
Les personnes qui se laissent photographier nous donnent accès à elles et nous offrent une partie d’elles. Il me faut être respectueuse de cela. Je ne demande jamais aux gens de refaire un geste pour les photographier, tout doit être spontané. Je ne fais jamais poser les personnes. Quand je photographie, je suis à l’affût, comme à la chasse. C’est une espèce de traque, de quête vers une absolue vérité, de la réalité à une surréalité.
Pour aller plus loin
Voici quelques liens supplémentaires pour découvrir Celine Croze et son travail :
- L’artiste est représentée par la galerie Sit Down à Paris, rue Sainte-Anastase.
- Celine exposera sa série Tingis Almaleun réalisée lors de la résidence à Tanger au festival « Face à la mer » à Carcassonne, du 16 au 31 mai 2025. (voir le programme)
- Suivez son Instagram en cliquant sur sa tête.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. N’hésitez pas à partager l’article pour lui donner un coup de pouce et ainsi faire connaître le travail de Celine (et le mien). Vous pouvez aussi me laisser un petit mot en commentaire, c’est toujours chouette de vous lire.
Poursuivez la lecture avec une autre entrevue : Dans la tête de Marie Sordat
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12 réponses sur « Dans la tête de Celine Croze »
Bonjour et merci pour cet entretien.
La matière de certaines images (ex: vue d’une étendue d’eau dans Nothing Happened) les apparente à la gravure. Comment Celine Croze l’obtient-elle?
D’avance merci.
Je dirais la recherche d’une lumière particulière associée à un post-traitement numérique qui lui est propre.
Peut-être que Celine le précisera si elle passe par ici.
Merci Philippe.
Quelle photographe et quelle femme intense ! On comprend sa proximité avec Antoine d’Agata. Un entretien qui nous permet d’entrer dans son travail en profondeur. Une très belle découverte. Merci
Merci Marilyn.
Quelle photographe ! Et quel article, aussi. Merci Antoine de nous illuminer sur le travail de Celine Croze. Son rapport à la littérature est fascinant, surtout venant de quelqu’un qui travaille dans le cinéma. De nombreux photographes se disent influencés par Tarkovsky, elle l’est par Conrad et Gutiérrez. Et son rapport à la psychanalyse…
Celine ne pouvait que te toucher. Merci Victor.
Pourquoi tant d’attirance pour la misère, le malheur et la souffrance?
Je préfère être dans ma tête que dans la sienne.
Peut-être que ce n’est pas l’attirance pour la souffrance, mais l’envie de comprendre ce qu’elle dit de nous.
Merci Antoine pour ce portrait intense et puissant dans son évocation des mystères de Celine Croze.
Une découverte pour moi.
Merci Marie.
La question est : es-tu dans ma tête!?
Encore une photographe que j’apprécie, que j’ai rencontrée à Arles. J’ai acheté son dernier bouquin. Les éditions Lamaindonne sont bonnes pour trouver ces photographes!
Ahha ! (J’aime aussi beaucoup David Fourré et les éditions Lamaindonne).